16 de julho de 2015

LACAN QUOTIDIEN. La technique, la religion, et leurs victimes, par Miquel Bassols




Depuis toujours la place de la victime a été proche du sacré, voisine de cette « zone sacrée », comme l'avait appelée Lacan en montrant sa proximité avec l'objet indicible, interdit, intouchable, un objet impossible à représenter ou qu'on ne peut représenter que par une place vide. Cet objet est la Chose freudienne, das Ding 

Le mot « sacrifice » provient du latin sacer et facere rendre les choses sacrées, situer la victime sacrifiée au lieu même où réside le sacré. Tout sacrifice désigne ainsi le lieu de la Chose indicible, que ce soit pour la faire exister ou pour tenter de l'effacer de la surface de la terre, que ce soit pour la localiser dans le sujet lui-même ou au lieu de l'Autre, que ce soit dans le sacrifice suicidaire ou dans le massacre de masse. 

Le sacré n'a en effet aucun sens en lui-même mais il gît au cœur du sens, du sens qui est religieux par définition. C'est ce que nous apprend l'expérience analytique lorsque le sujet approche la zone de son fantasme qui nourrit le symptôme de sens. C'est aussi ce que nous apprenons à entendre quand le sens religieux prend forme d'épidémie. 


« Sachez que le sens religieux va faire un boom dont vous n'avez pas idée, disait Lacan à Rome en 1974, parce que la religion est la demeure originelle du sens »(1). Or c'est dans la demeure originelle du sens que l'on rencontre l'objet indicible de la jouissance, l'objet intime et sacré pour chaque sujet, qu'il soit représenté par le suaire qui enveloppait le corps du Christ, qu'il recouvre l'invisible du corps féminin ou qu'il soit situé dans les tours jumelles de la richesse, du trésor de l'Autre, ou encore dans la cabine fermée de l'intérieur de l'avion qui va exploser en un sacrifice de masse. 

Si l'art entoure ce vide de ses objets pour les élever à la dignité de l'objet sublimatoire, la religion l'évite en déplaçant sans cesse le vide vers un autre lieu, dans sa course imparable à la production d'un sens nouveau. De son côté, la science forclôt ce vide et rejette la présence de la Chose dans l'univers de la jouissance en tentant de la réduire à une quantification objectivante. Toujours en vain. Plus la science gagne du terrain sur le réel avec la production de nouveaux objets de la technique, plus elle collabore sans le savoir au boom du sens religieux. Aujourd'hui nous assistons à une bataille, à une course pour le sens entre la technique et la religion, à une rencontre aussi paradoxale que celle du parapluie et de la machine à coudre sur une table de dissection, selon le mode cher aux surréalistes.

C'est ainsi que l'objet technologique est allé à la rencontre du boom du sens religieux sur la table de dissection du marché dit « globalisé », une globalisation qui ne fonctionne que par une délocalisation systématique de l'objet de jouissance et de son vide impossible à localiser.

La technique obéit aujourd'hui à ses lois propres, en dehors de la science qui la vit naître en Occident. Et ceci particulièrement depuis le milieu du siècle passé où la science a passé accord avec la politique de l'après-guerre. Et c'est cela qui a propulsé l'objet technique au zénith social, et ceci selon des lois toujours plus indépendantes de la pensée scientifique.

Jacques-Alain Miller l'indiquait dans son cours il y a quelques années : « Nous nous rendons compte aujourd'hui de ce que la technologie n'est plus subordonnée à la science, elle représente une dimension propre de l'activité de la pensée. La technologie a sa propre dynamique. »(2)

Il ne s'agit pas seulement du bon ou du mauvais usage de la technique, argument facile grâce auquel on élimine le problème, mais des effets que cette dynamique produit pour chaque sujet dans son rapport à la jouissance. Il s'agit de la modalité selon laquelle chaque sujet, pris au un par un, est utilisé par cette dynamique dans son abord de la Chose freudienne, dans son parcours d'évitement entre le sacré et le sacrifice.

Lorsque l'objet sacré ne peut plus être situé dans le monde du sens, c'est l'objet technique qui vient alors prendre cette place sans y faire encore trop advenir le sacrifice qu'il suppose. On peut le vérifier au cas par cas dans la clinique comme une solution singulière à l'antinomie entre le sens et le réel hors sens.

Dans un autre registre, nous pouvons nous reporter aux témoignages concernant les ravages que produit la montée imparable du sentiment religieux. Ayaan Hirsi Ali, une femme qui a traversé les différents aspects de la religion islamique, depuis sa version la plus radicale jusqu'aux modes de jouir dits « occidentaux » puisqu'elle s'est fait élire députée au Parlement hollandais, s'est vue retirer un moment sa citoyenneté européenne, qu'elle a retrouvée par la suite, et collabore actuellement aux think tanks américains de tendance libérale conservatrice, est le témoignage saisissant de la difficulté à situer, dans sa traversée particulière du désert, le lieu du sacré, toujours sur le bord du sacrifice en ses diversesversions, en tant que femme, en tant qu'hérétique ou comme apostate à exterminer. 

Ayaan Hirsi Ali explique la place primordiale que le sacré a tenue pour elle comme idée de la valeur de la vie après la mort. « En Occident, nous structurons nos vies en fonction du passage du temps, de ce que nous ferons dans l'heure suivante, le jour suivant, l'année suivante. Nous planifions en fonction du temps et en général nous supposons que nous aurons une longue vie. Dans la mentalité islamique, ce n'est pas le tic-tac de la montre qui s'entend mais l'approche du jugement dernier »(3). C'est une promesse de jouissance qui ne nécessite le tic-tac d'aucune bombe à retardement. Mettons cela en perspective avec la nouvelle montre d'Apple qui promet 30 heures de plus d'autonomie...  À l'heure de comptabiliser la jouissance, technique et religion peuvent cheminer de conserve.

* Ce texte, traduit de l’espagnol par Pierre-Gilles Guéguen, est une version réduite de l’intervention de Miquel Bassols au Congrès de l’EuroFédération de psychanalyse, le 5 juillet 2015 à Bruxelles. 


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1. Lacan J., “La troisième”, Lettres de l’École freudienne, 1975, no 16, p. 177-203 & Lacan au miroir des sorcières, La Cause freudienne n° 79, septembre 2011.

2. Miller J.-A., “L’Orientation lacanienne. Tout le monde est fou”, leçon du 14 novembre 2007, inédit.
3. Ayaan Hirsi Ali, Reformemos el islam, Barcelona ; Galaxia Gutenberg, 2015, p. 117. 

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