11 de fevereiro de 2016

L'ENFANT ET LA FÉMINITÉ DE SA MÈRE, par François Leguil


Édité sous la triple direction d’Élisabeth Leclerc-Razavet, de Georges Haberberg et de Dominique Wintrebert, « L’enfant et la féminité de sa mère » est fait de l’étude la plus large de ce qui arrive à l’enfant lorsqu’il se confronte aux questions que lui pose la découverte de la féminité de sa mère. Plus de deux années d’un séminaire régulier ont fourni la « matière » clinique de l’ouvrage et permis que soit mise au clair une somme impressionnante de réfexions. Impressionnante, car rarement les choses ont été abordées de façon aussi « frontale », aussi exhaustive également.

Cela explique que le livre séduit avant d’instruire. Il faut essayer de dire pourquoi. Le nombre des auteurs, la multiplicité des récits de cure, la place accordée aux commentaires cliniques, la variété des « angles d’attaque » de l’objet étudié, en un mot l’ordre apparemment composite de son architecture pourrait inviter à le ranger dans la catégorie des ouvrages dont on saisit d’emblée l’intérêt, mais que l’on ouvre pour en lire un chapitre, avant d’en consulter un autre dans une succession que l’on choisit sur le moment, convaincu que l’unité de l’ensemble tient à la diversité de la réalité qu’elle embrasse. Or, cela ne se passe pas ainsi : « L’enfant et la féminité de sa mère » se lit d’un seul tenant, pressé d’en accomplir par une même course les différents trajets.
 
Sorti au début du mois de novembre dernier, il devait être présenté et mis en vente à la librairie de nos quarante-cinquièmes Journées d’études. On sait que ne l’ont pas permis le sang versé dans Paris et l’abomination d’un vendredi 13, chassé pour longtemps des ironies d’une loterie désormais absurde. Dans la liste terrible des conséquences de la tragédie voulue par les meurtriers de la guerre sainte, l’annulation de nos Rencontres où la plus grande foule était promise, la célébration impossible des nouvelles parutions et, consécutive à l’énormité du malheur, la discrétion des premières diffusions, paraissent y tenir leur place à un rang bien inférieur. Dans la disproportion des actualités pourtant, une articulation existe entre ce à quoi s’affronte « L’enfant et la féminité de sa mère » et le fl rouge qui permet de ne pas trop se perdre dans la lecture des événements. Ce n’est pas blasphémer le sacré des souffrances de l’attentat du 13 novembre, ni convoquer une doctrine là où le dogme a tué, que de vouloir identifer l’emboitement des enjeux. Une articulation existe ; elle s’impose sur la couverture autant que dans le titre, « L’enfant et la féminité de sa mère».
 
La couverture d'abord : en pleine page, un tableau du Caravage avec, sur toute la hauteur, la mère du Fils de l'Homme ; image confondante de grâce féminine, d'une calme beauté, mais infnie dans la douceur de son éclat. Penchée, admirable, sur son garçon comme s'il était besoin qu'elle l'aide encore en le soutenant de ses bras afn qu'il puisse dans l'accomplissement des Écritures remplir sa mission d'écraser le mal et l'hérésie. Bon... On ne décrit pas davantage la " Madone des palefreniers " que le monde entier connaît, que l'on peut contempler à chaque fois comme si c'était la première aux murs de la galerie Borghèse de Rome.

Un tableau du Caravage en couverture ? Non. La moitié seulement ; la seconde n'y est pas. Une autre femme, une autre mère : Sainte-Anne, patronne des palefreniers (patronne aussi de tous ceux qui ne sont plus dans leur sens commun). Elle regarde l'enfant que sa mère regarde. Dans deux articles consacrés à l'étude freudienne, " Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci ", Meyer Schapiro (1) explique la place tenue par la mère de la Vierge dans la peinture, dès le quinzième siècle. Cette place n'est pas indifférente à la double question posée par le lien de l'enfant à sa mère, et par celui de la mère à la sienne qui l'a faite flle. Fille, donc femme ; c'est-à-dire sujette à la féminité dès avant que l'ange de l'Annonciation ne lui laisse d'autre option que celle de se déclarer " servante du Seigneur ".

Le Caravage répondait à une commande destinée à orner l’autel de la chapelle Sant’Anna dei Palafreinieri de la Basilique Saint-Pierre. L’archiconfraternité des palefreniers fut contente, mais le tableau ft scandale : trop avancé dans l’âge pour apparaître nu, la représentation de l’enfant déplut au clergé. On estima aussi le décolleté de Marie trop suggestif pour que, derrière l’adoration impérative, restât ignorée l’éventualité subversive d’un buste désirable. Les bons pères (entendre : les cardinaux et les chanoines, maîtres du lieu) le retoquèrent illico. Scipion Borghèse l’acheta. En 1930, Emile Mâle, académicien français, historien réputé de l’art religieux père de Pierre Mâle, compagnon avec Henri Ey de Jacques Lacan à l’internat de... Sainte-Anne) montrait dans un travail remarqué (2) que la laïcisation de l’œuvre, impliquée par sa mise sur le marché, fut la sanction infigée par le Magistère à la sensualité exagérée des choix de l’artiste.

Mère du Rédempteur, la Vierge du Caravage était trop femme. Nous y voilà ! L’affaire devrait inviter à la modestie et inciter à la prudence ce que les admirateurs des « racines chrétiennes de l’Europe» pensent devoir à l’invention, effectivement faramineuse, de la conception virginale du Christ, comme à celle, tout aussi ingénieuse, du dogme de l’Immaculée Conception. C’est parfois une idée reçue, bien trop reçue sans doute : la condition de la femme en Occident, les progrès de l’égalité dans l’ordre démocratique, comparés à l’effrayante et lamentable situation qui lui est faite en terre musulmane, devraient beaucoup à l’antécédence médiévale du culte marial. L’apologétique fait ici peu de cas de ce que rappelle l’historien : contemporaine d’une reconsidération du mystère de l’Incarnation, la croissance au XIIe siècle des prestiges et du rôle attribués à la Vierge, n’allait pas sans que fût marquée l’étroite solidarité des vertus de la maternité et de la virginité (3).

L’un des nombreux et passionnants enfants dont l’aventure analytique est examinée dans le livre de nos collègues, Benoît – adolescent plutôt qu’enfant – résume à la perfection ce sur quoi depuis toujours chaque « parlêtre », chaque « être pour le sexe », achoppe : « C’est pas une femme, ma mère » (4) ! Cri du cœur, s’il en est, capable de renouveler en le déplaçant singulièrement l’exemple fameux de Freud, celui de la dénégation : « Non, ce n’est pas ma mère ».

La hiérarchie implicite, qui subordonne les devoirs d’un sexe aux prérogatives de l’autre, demeure un corrélât de l’hypothèse monothéiste. L’héritage de leur puissance civilisatrice passée ne peut faire oublier qu’au-delà des billevesées œcuméniques contemporaines, le joug des morales religieuses s’imposait d’abord aux femmes. Au long de son œuvre, Freud en nommait la raison : Ablehnung der Weiblichkeit, récusation de la féminité. Certes « la terreur dans l’hexagone » (5), son analyse, réclame bien d’autres considérations que celle qui nous retient dans la lecture de « L’enfant et la féminité de sa mère » ; celle-ci démontre dans les faits et par la pensée la précocité et la généralité de cette Ablehnung, mais aussi bien l’extrême diversité des solutions singulières qui la « dépassent », que l’on peut déchiffrer lorsqu’on la saisit « in statu nascendi », en se confrontant au réel qui consiste à « laisser parler » l’enfant (6).

Nos collègues, en effet, laissent parler celles et ceux qui sont à l’âge où « c’est tout entier en tant qu’étranger au sujet que se livre ce qu’il en est du savoir sexuel », c’est toujours un traumatisme » (7). Pour se mesurer à ceci que « la question fondamentale de la psychanalyse de l’enfant est de savoir comment l’enfant s’inscrit dans la relation de la femme à son manque » (8), Élisabeth Leclerc-Razavet, Georges Haberberg et Dominique Wintrebert n’ont pas « lésiné sur les moyens », dans une langue savante et accessible à la fois. Appelant à la rescousse plus d’une douzaine de collaborations et de collègues, une suite de récits cliniques – tous évocateurs et profonds – est commentée, portée au paradigme grâce à un va-et-vient constant et souple entre la particularité d’un trait, le frappant d’un propos, le roman qu’est toute existence et un élargissement doctrinal à chaque fois justifé par la saine précaution d’un parler simple.

Modestement, l’ensemble du volume est présenté comme un « travail de laboratoire » (9). Nous faisons le pari qu’il est bien plus et qu’il prendra peut-être parmi nous la place d’un classique, tant l’ampleur des questions traitées confronte chacun à la « perspective des remaniements actuels incroyablement rapides de la famille » à une « mutation que nous pouvons élever au rang de symptôme actuel du malaise dans la civilisation (et qui) renvoie à la façon dont la mère se divise entre mère et femme » (10)

Dans cette note de lecture, nous avons cru devoir insister sur l’impossible allégement des croyances de toujours ; leur cause est à chercher dans la découverte des conséquences de la vie sexuelle de chaque enfant. Elle est cernée dans ce livre en son lieu le plus vraisemblable, sinon le plus fagrant, en un point où il devient avéré que le singulier explique l’universel. La tension croissante et la violence qui divisent entre elles ces croyances et l’aversion pour ceux qui n’en partagent aucune, s’expliquent aussi par les transformations stupéfantes de la biotechnologie de la procréation. Les témoins des débuts de la psychanalyse ne pouvaient les imaginer, malgré l’anticipation de célèbres trouvailles romanesques. François Ansermet y consacre sa préface et note que, puisqu’on sait désormais « séparer l’ovocyte de la mère », celle-ci « peut devenir aussi incertaine que le père » (11).

Avec l’ensemble des collègues que la confection de « L’enfant et la féminité de sa mère » a réuni, gageons qu’aucun d’entre nous ne s’effrayera de cet avenir imprévisible que la science profle. Fait de frénésies inventives, utiles ou baroques, opportunes ou dispendieuses, nous le redoutons moins que le retour des vieilles obscurités ; en fermant ce livre, avec en tête le souvenir des vérités rapportées après avoir été entendues de l’âge le plus tendre, nous nous sentirions plutôt enclins à s’inspirer des amateurs de grands vents : « prospérez modernités désirées et confusions possibles. Vous n’en rendrez que plus salubre le discours inventé par Freud, repris par Lacan, qui fait aimer, et l’enfant qui parle, et la féminité de sa mère qui ne se cache pas, et l’approfondissement de l’énigme qu’ils sont l’un pour l’autre, et l’adresse qui fait de leur interrogation la nôtre pour essayer de leur apprendre que la joie de vivre et le gai savoir sont une seule et même chose ». 


Notes:

1 : Schapiro Meyer, « Style, artiste et société », Tel –Gallimard, Paris, 1982, pp : 93-146. 2:Mâle(Emile),«Lasignifcationd’untableauduCaravage,in «Mélangesd’archéologieetd’histoire»,Année1930, volume 47, numéro 1, pp : 1-6.
3 : Cette prudence est celle d’un Georges Duby (in « L’amour en France au 12° siècle », Quarto - Gallimard, Paris, 1996, pp 1402-1404. « Que savons-nous en France, au 12° siècle, de l’amour entre époux ? Nous n’en savons rien, et nous n’en saurons, je pense, jamais rien pour l’immense majorité des ménages... Chose curieuse le mariage est affaire masculine » Prudence, mais aussi humour ; Duby toujours in « Le Moyen-Age, au chapitre : « La Pucelle d’Orléans », Pluriel, Editions Hachette, Paris, 2005, p. 453 : « Les foules se précipitaient vers Jeanne. On voulait la voir, la toucher ... Les capitaines reprenaient courage ... bataillaient vaillamment sous la bannière de cette belle flle qu’ils apercevaient demie nue lorsqu’on la soignait de ses blessures et dont ils s’émerveillaient que la vue de son corps n’excitât pas leur désir ».
4 : « L’enfant et la féminité de sa mère » , L’Harmattan, Paris, 2015, p. 73.
5 : Kepel (Gilles), « La terreur dans l’hexagone », Gallimard, Paris, 2015.
6 : Lacan (Jacques), Autres Ecrits, Editions du Seuil, Paris, 2001, p. 137.
7 : Lacan (Jacques), cité dans « L’enfant et la féminité... » p. 30.
8 : Miller (Jacques-Alain), cité dans « L’enfant et la féminité... », p. 65-66.
9 : « L’enfant et la féminité... », p. 11.
10 : idem, p. 94.
11 : idem, pp 7-8.

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