31 de janeiro de 2016

Ironik! numéro 12 - Le bulletin Uforca pour l'université populaire Jacques Lacan




AIMER LA TACHE, par Pénélope Fay

De quels signifiants vient se nourrir la fusion entre deux êtres? De quoi est fait ce leurre et quelle est cette matière avec laquelle les amants modèlent parfois ce fragile édifice?

Car en plongeant les mains dans cette glaise dont ils sont les seuls artisans, les amoureux oublient aussi qu’ils en sont les démiurges. L’unité ne leur préexiste pas. Ils ont donné forme à leur amour. Un corps fait d’une même peau : c’est en ces termes que Sylvia Plath dépeint sa relation à Ted Hughes : «Il n’y a aucune barrière entre nous. C’est un peu comme si ni l’un ni l’autre (ni moi surtout) n’avions de peau, ou n’avions qu’une peau pour deux, et ne cessions de nous heurter l’un à l’autre et de nous écorcher »(1).

Une intelligence faite d’une même pâte : c’est de cette matière qu’est pétri le lien qui unit Alfred de Musset et George Sand. « Pauvre George ! Pauvre chère enfant ! Tu t’étais trompée ; tu t’es crue ma maîtresse ; tu n’étais que ma mère ; le ciel nous avait faits l’un pour l’autre ; nos intelligences, dans leur sphère élevée, se sont reconnues comme deux oiseaux des montagnes, elles ont volé l’une vers l’autre. Mais l’étreinte a été trop forte ; c’est un inceste que nous commettions »(2).

Et lorsque Simone de Beauvoir évoque sa rencontre avec Sartre, elle célèbre le « double » : « Sartre correspondait exactement au vœu de mes quinze ans : il était le double en qui je retrouvais, portées à l’incandescence, toutes mes manies. Avec lui, je pourrais toujours tout partager »(3).

À lire ces confidences, l’on entend le chant nostalgique du mythe d’Aristophane, qui pleure l’unité perdue, et la joie de l’avoir retrouvée, sous les traits de ce « double » qui s’encastre si bien. Dans le discours d’Aristophane, cette unité perdue a la consistance d’un corps, celui d’un être sphérique aux surfaces planes, dont les contours dentelés sont rognés, polis. Éraflures, imperfections et irrégularités sont avalées pour que la sphère existe et que son image demeure dans sa fixité. Mais alors, quels sont ces entailles et ces reliefs irréguliers que l’altérité fait jaillir ?

Des images pour dire la jouissance qui ne s’absorbe pas. La jouissance résiste, avec son chaos qui ne se dit pas. Toujours torve, toujours « quelque chose de diagonal, de mal placé »(4). Elle est hors temps puisqu’il n’est jamais garanti que celle que l’on a éprouvée la veille subsiste, dans sa nature, dans sa substance, le lendemain et les jours suivants. La jouissance se moque du temps puisqu’elle est toujours un instantané. Pas moyen de l’attraper. Pire : pas moyen de posséder le corps que l’on étreint. C’est la « fonction évanouissante [...], beaucoup plus directe, directement éprouvée, dans la jouissance masculine »(5). Le « vif » et le « tranchant » de l’acte sexuel font voler en éclats le mythe de la fusion. C’est une coupure qui « ne donne pas à proprement parler un résultat de simple équité »(6).

Si la fable des deux moitiés d’un même être ne peut se soutenir du couperet de l’acte sexuel et de la jouissance qui les tord, elle ne peut guère persister face aux assauts du temps. Car la fusion oublie le corps et les affronts que lui font les instants qui ne s’additionnent pas de façon synthétique. C’est Solal qui peste devant Ariane dont les contours de l’image ne sont plus si sûrs. 


Notes:

1-. Plath S., Journaux (1950-1962), Paris, Gallimard, 1999, p. 320.
2-. Sand G., et Musset A (de), « lettre du 4 avril 1834 », Lettres d'amour, Hermann Édition, 1985, p. 44.
3-. De Beauvoir S., Mémoires d'une jeune fille rangée, Paris, coll. « Folio » Gallimard, 1958, p. 482.
4-. Miller J.-A., « L’image du corps en psychanalyse », La Cause freudienne n°68, février 2008, p. 100.
5-. Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, « La logique du fantasme », leçon du 1er mars 1967, inédit.
6-. Ibid., leçon du 8 mars 1967. À traquer les déclinaisons de ces reliefs imprévisibles qui font l’irréductible d’un être, il est aussi ces détails, divins parce que radicalement Autres. L’entaille, comme la tache, accrochent l’œil. C’est ce qui, lorsque l’on retrouve celui ou celle qui s’est fait partenaire, reste saillant. Ce qui dénote, détonne, étonne. La surprise de l’Autre. Et la fusion ne résiste pas à l’éclair de l’étonnement.

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