La lettre en ligne n° 39 - juillet 2007
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La Lettre en ligne (LEL) :
Philippe La Sagna (PL) : Oui, en effet, aujourd’hui tout un chacun peut devenir visible, se faire entendre aussi, sans nécessairement passer par un groupe ou un collectif. A contrario chacun est invité à se présenter dans le cyberspace avec son groupe ou sa tribu et c’est ce que réalise My space. Dans le texte que vous évoquez, dans votre dernière question, la troisième, Fukuyama reprend la thèse classique que le protestantisme a fondé l’identité du sujet moderne par le biais d’une identité interne et invisible qui succède historiquement à une identité externe, dépendante du rôle social et donc visible.
Aujourd’hui on achève un peu ce qui a commencé avec les Lumières. À partir du XVIIIème, il y a une continuité qui se dessine entre l’interne invisible et l’externe. Le plus intime peut-être devient le plus extime, c’est d’ailleurs à ce moment historique que naît l’espace de l’intime social. L’intime moderne, invisible, qu’aurait inventé Luther, signifie que le fondement de soi n’est pas une image, ce qui s’affirme toujours plus aujourd’hui où nous vivons dans une débauche d’images. Cela a été très bien perçu déjà par le film qui montrait, dans un futur proche, des gens qui s’assuraient de leur réalité humaine, c’est-à-dire de ce qu’ils n’étaient pas des androïdes, par le fait de posséder des photos de famille. En réalité ils se trompaient !
Freud faisait des masses un sujet peu différent de l’individu. L’histoire des peuples qui fonde en partie leur identité est proche pour lui des souvenirs d’enfance. Freud ne s’attarde pas trop là-dessus, mais il souligne que les peuples procèdent un peu comme les enfants. Pour lui ce qui fait, ce qui constitue, ce qu’il appelle la masse, c’est un objet, un objet investi par la libido de chacun de ses membres. Cet objet prend pour le sujet la place de l’idéal. Ce passage de l’idéal à l’objet sera repris d’une manière très originale par Lacan qui assignera à l’analyse la fonction d’accentuer ce mouvement. Mais pour finir Lacan proposera une chute, une déprise de cette identification du sujet à l’objet. L’universel facile pour la psychanalyse c’est de fonder l’identité du sujet, ou d’un peuple, sur des contes pour enfants, qui peuvent tourner mal chez l’adulte. L’universel difficile, ce sont des termes innovants proposés par J.-C. Milner que l’on peut exporter, c’est de se séparer de l’objet qui n’a pas d’image et qui donne assise au sujet. Les images multiples viennent occuper et coloniser cet espace de l’objet intime en nous voilant l’objet secret qui nous retient par des fils invisibles. Nous avons l’occasion d’étudier cela dans l’AMP en 2007 et en 2008.
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LEL : A la fin de « Fonction et champ de la parole et du langage », Lacan nous invitait à « rejoindre la subjectivité de notre époque ». Comment entendre cette proposition aujourd’hui ?
PL : Aujourd’hui le vrai fond de notre identité c’est en quelque sorte plutôt l’Unheimlich que l’heimlich. C’est là que se trouve la maison du sujet moderne, là où s’efface le familier. Au début des années 50 Lacan situait la subjectivité de son époque à travers l’action médiatrice de la psychanalyse entre « l’homme du souci et le sujet du savoir absolu ». Lacan calculait toujours son adresse, à ce moment-là il parlait à ses collègues, marqués par Hegel et Heidegger. Il est presqu’en retrait d’une certaine façon dans ce texte, sur son affirmation plus radicale, dans son article précédent sur le temps logique, qui posait le « collectif comme le sujet de l’individuel ». Ce qui peut se traduire par le fait qu’un sujet apparaît là où plusieurs individus s’articulent entre eux, soit que le « social » précède le sujet. Pour le dire autrement, que l’effet de discours prime logiquement sur l’effet de sujet.
Lors de la formidable Rencontre PIPOL 3, organisée par Judith Miller, qui vient de s’achever à Paris, nous avons pu vérifier la valeur de ces effets de discours, de la « prise directe sur le social » au niveau des nombreux centres de consultations et de traitement en France et en Europe. La clinique de ces CPCT témoigne plus de ces effets de discours que des effets de sujet au sens classique. À la rentrée nous pourrons mieux saisir cette articulation des effets de discours avec les effets du sujet supposé savoir, lors des Journées d’études de l’ECF, le 6 et le 7 octobre, à Paris.
La deuxième moitié du XXème siècle a été marqué par, disons-le vite, l’acting-out démonstratif et le refoulement, avec en tiers la culpabilité et le conflit interne. Le XXIème siècle semble plus lié au couple inhibition/des-inhibition et au passage à l’acte, avec la honte, cette fois, en tiers terme.
La journée récente du CERCLE UFORCA, qui réunissait les Sections cliniques, a montré ce moment essentiel dans la clinique en mettant à l’ordre du jour les « Variétés de l’humeur ».
Certains aujourd’hui rejettent par l’usage de la terreur notre plus-de-jouir moderne. On dit souvent qu’ils agissent par nostalgie du passé, mais peut-être est-ce plutôt, chez des sujets, la marque d’une inhibition à imaginer ou à inventer un autre avenir que celui de la seule marchandise, tout en le souhaitant, au moment même où l’utopie sociale du marxisme décourage l’imagination par son échec historique. Dans son texte, « Fonction et Champ de la parole et du langage en psychanalyse », Lacan souligne le lien du sujet comme terme de la structure avec une malédiction sans parole où il s’affirme comme sujet contre le sens, sens où il s’évanouit. L’échange, la communication de tout avec tout, Lacan avait su mettre en parallèle de façon provocante à Bordeaux il y a 40 ans ce lien de la civilisation et de l’égout au niveau du communiquant, créent ainsi un appétit du sujet pour la différence singulière, appétit qui ouvre parfois hélas la porte à la destruction. Lacan, lui, attendait, la même année, un discours sans parole et sans malédiction, qui puisse inventer du nouveau, sans aucune nécessité d’apocalypse. Qui puisse aussi user de l’imaginaire pour produire du signifiant, comme l’a montré Jacques-Alain Miller dans son Cours. C’est là aussi la tâche pratique qui s’annonce pour les psychanalystes, c’est-à-dire aussi bien pour les humains modernes !
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LEL : Dans un article récent paru dans la revue Prospect sous le titre « Identity and migration», Francis Fukuyama soutient que la politique identitaire moderne jaillirait d’un trou dans la théorie politique qui sous-tend les démocraties libérales, trou constitué par le silence du libéralisme au sujet de la place et de la signification des groupes. La politique identitaire moderne tournerait autour de la demande de reconnaissance d’identités de groupe, seules à même désormais de répondre à la question « Qui suis-je ? ». Il conclut que si les sociétés post-modernes, à l’identité collective faible, ne parviennent pas à mettre en évidence les vertus positives qui définissent ce que signifie être membre d’une société, elles risquent d’être débordées par ceux qui sont plus sûrs de ce qu’ils sont. Qu’en pensez-vous ?
PL : Fukuyama est justement un auteur apocalyptique. Cela fait son succès. C’est toujours rassurant de penser que les histoires ont une fin, voire un fin mot que cet auteur feint de détenir pour nous.
Le sujet perd-il son identité en migrant ? C’est là le centre des arguments de votre auteur qui pense que oui. Pourtant on ne se pose la question de son identité qu’au moment où elle change. Qu’elle change ne veut pas dire qu’elle soit menacée, car son noyau est devenir ! Nous sommes tous des migrants par exemple au niveau du temps. Le nouveau siècle est un autre pays pour tout le monde, et ceux qui ont su déjà partir ailleurs, émigrer, seront sans doute ici, dans ce temps, les meilleurs guides. La psychanalyse ainsi permet à sa façon de « partir de soi pour aller vers soi », ce qui est la réalisation d’une idée ancienne !
Ce qu’il y a d’inquiétant parfois c’est l’idée religieuse, si elle signifie par exemple qu’un seul Dieu suppose un seul sujet, car Dieu serait le savoir, le sujet et l’Autre à la fois.
Fukuyama, dans l’article que vous évoquez, pense que tout le monde veut répondre à la question « who are we ? » Alors qu’au fond depuis très longtemps la question est, non pas qui sommes-nous ? mais : qui suis-je ou qui est je ? Y compris pour un vrai peuple, soit un peuple qui se pense comme sujet. Cette question n’est et ne devient sérieuse qu’en demandant à l’autre : qui est tu ? Mais ce tu ce n’est pas l’autre, mais bien un Autre qui n’existe pas ; ce qui n’interdit pas de lui poser des questions. Le sujet dont on croyait se débarrasser au siècle précédent revient aujourd’hui à la mode de partout, avec Lacan du reste !
C’est souvent pour éviter ce « tu » radical adressé à l’Autre et au désir qu’on nous fait croire que l’identité du sujet est produite par la communauté. On fait croire à une communauté d’avant le sujet pour éviter de penser quel est le sujet de la communauté que Lacan saisit, lui, dans le lien social. L’identité du sujet naît dans l’Autre, ou dans l’absence de l’Autre, soit dans et à travers un acte où plusieurs calculent et décident. C’est là où l’inconscient c’est le social et c’est la politique, en rassemblant deux mots de Lacan, qu’a fait valoir Jacques-Alain Miller. Et cette marque que le sujet déchiffre pour s’identifier, la sienne, suppose que, dans ce calcul, l’un des présents, l’un des trois qui font ce « plusieurs », vaille : a. L’objet a, soit ici la non identité incarnée, est l’envers nécessaire du signifiant maitre qui sert de représentant du sujet, plus que son opposé. Cet envers est donc aussi ce qui permet que surgisse un moi et un autre. De ce couple, qu’on peut situer par S1 et S2 va surgir, s’il se noue avec le a comme tiers, un je identifié par sa décision, par son acte et non par son être.
Ensuite on pourra faire de ces trois, et plus, si on veut qu’ils consistent, une communauté, souvent, hélas, pour ignorer la logique collective qui précède le sujet. C’est une autre histoire…
Les Anglo-saxons ne voient par contre, dans leur idée du choc des civilisations, qu’affrontement binaire entre « identité » orientale et « non identité » occidentale.
Ils oublient surtout que les religions du livre sont trois et que le livre premier est celui d’un peuple qui n’a pas choisi, justement, la voie religieuse, mais qui a inventé, par contre, l’idée que l’identité n’est pas une donnée héritée mais quelque chose à acquérir, par une mise en question, un devenir et surtout un savoir, un art de lire..
Le monde contemporain fait régner, lui, à l’inverse, l’idée d’une identité que l’on choisit en connaissance de cause, consommable et jetable comme un costume, du sexe au pire, car on peut évidemment « choisir » sa mort. Identité que l’on partage ensuite avec un groupe d’identifiés, identité parfois plus revendiquée qu’acquise à travers une désidentification. Cette identité revendiquée est supposée fonder le sens, quant elle est authentique, ce qui échoue toujours, bien sûr et on pourrait ajouter heureusement. Par contre celle que l’on acquiert en allant vers l’autre et ce que nous avons d’extime, dans la « migration », est différente, plus lente et plus opaque, plus solide aussi peut-être, elle évite la tentation du rejet de l’autre et de soi-même. Lacan proposait que l’on s’identifie au symptôme, mais au symptôme qui est le reste du déchiffrage de la lecture.
Les histoires, les coutumes nationales d’une grande partie de la vieille Europe ont été, souvent, construites par des universitaires, en recyclant des lambeaux de l’histoire des vieux empires. On ne sait pas ce que la consistance des « ethnies » doit à l’université. Ceux qui ont précédé cette époque, celle du triomphe du savoir universitaire, au XIXème, n’avaient souvent, eux, que des légendes plus poétiques que ces épopées nationales, le vieil Hugo l’avait compris. Le temps des identités fixes n’a jamais existé ailleurs que dans les mauvais rêves de ceux qui veulent fixer l’identité pour l’éternité, faute de réaliser que ce qui est fixe c’est plutôt le désir qui produit comme effet l’identité en progrès, et il ne va pas sans le social !
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