n° 438 - nouvelle série
Date: lundi 19 janvier 2009
Numéro Extraordinaire
Editée sur UQBAR par Luis SOLANO
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L’orientation lacanienne
Ce Cours de la mi-janvier est, nous semble-t-il, la mise en acte d’un effort. L’effort de réinventer la psychanalyse.
JAM tire de sa pratique de psychanalyste et de contrôleur des enseignements inédits et précieux qui rendent compte d’un fait majeur:
“la psychanalyse n’est pas ce qu’un vain peuple pense”.
Nous ne dévoilerons aucune note ni raccord, même pas le rythme et le ton de cette composition.
Celle-ci aura sûrement d’autres interprètes, plus tard, nous mêmes, qui sans l’imiter ferons comme lui,
si nous avons consentis à nous laisser enseigner par l’humilité du premier interprète-auteur.
(From TLN)
* * *
Jacques-Alain Miller
Choses de finesse en psychanalyse
VII
14 janvier 2009
Je continue. J’ai du mérite à continuer parce que j’ai le sentiment de m’avancer dans une zone que je n’ai pas encore parfaitement balisée. Mais c’est ce qui m’attire. Et le fait que je doive en rendre compte devant vous ne me détourne pas de livrer une réflexion qui n’est pas aboutie. Peut-être d’ailleurs ai-je toujours fait ça, mais je le ressens plus vivement aujourd’hui.
Je me disais qu’une analyse qui commence et une analyse qui dure ce n’est pas du tout pareil.
Une analyse qui commence, une analyse qui dure, et aussi une analyse qui finit – disons simplement qui s’arrête, n’entrons pas tout de suite dans la question de savoir si elle s’arrête bien ou mal et à partir de quels critères on jugerait de ce qui est correct et incorrect en la matière –, ce sont trois analyses, trois modalités de l’analyse, qui ne se présentent pas du tout de la même façon, en tout cas qui exigent de l’analyste ni la même position ni la même façon de faire.
Admettons que la structure reste la même – par hypothèse. L’emploi même du mot de structure le comporte, implique sa permanence, et l’évidence empirique va dans le même sens : les deux mêmes personnes, le même lieu, le même rendez-vous. Pas comme dans l’éducation, où on manifeste votre progrès en changeant de lieu. On n’est pas ici à la maternelle ! Encore que… (rires). Mais enfin, je n’essaye pas de vous endormir avec des berceuses ! Encore que… (rires). En tout cas, pas de couche-culotte !… (rires). Dans l’éducation on se repère grâce à une topique, la maternelle, le collège, le lycée, l’université changent de lieu. Pas dans l’analyse. On ne vous dit pas : Maintenant nous allons quitter mon bureau rouge et passer au quatrième étage où je vous recevrai dans mon bureau bleu. Tout reste pareil. Mais enfin l’exemple que je prends indique qu’on peut marquer les progrès du savoir en changeant de lieu et d’enseignant. Il arrive d’ailleurs, oui, qu’on change d’analyste, par exemple pour finir son analyse : Je viens vous trouver pour finir mon analyse. Ca peut même être de tradition, dans une organisation hiérarchique de la communauté analytique, qu’il y ait des analystes spécialement habilités à commencer des analyses, mais pas à les terminer. Et à l’occasion des analystes se posent la question de savoir s’ils sont en mesure de faire terminer leur analyse à leur patient.
J’efface tout ça. Admettons, par hypothèse, que la structure reste la même. Cette permanence n’empêche pas que ce qui se passe ne se présente pas du tout de la même façon selon que l’on est au commencement ou que l’on est installé dans la durée.
Ce qui se passe, dis-je. Comment le nommer ? le ou les phénomènes ? Pour qu’il y ait phénomène, il faudrait qu’il y ait noumène, et non pas structure. Or, la structure-noumène, par hypothèse, elle n’est pas noumène au sens où Kant par exemple emploie ce mot. Je ne développe pas. Comme je dis structure je préfère dire événement plutôt que phénomène.
Une analyse qui commence c’est plein d’événements. Ca déménage. C’est ce qu’on appelle le transfert : c’est un mot glorieux pour qualifier ce déménagement. On transporte, à un autre, ce qu’on a dans la tête, ce qu’on se disait à soi-même. C’est un fait de transmission, de communication. On partage. On partage ce qu’on pense avoir de plus intime. Evidemment il y a une part de ce qu’on avait déjà dit à tel ou tel autre, mais régulièrement il y a ce qu’on n’a jamais dit à personne. Et donc c’est un franchissement, dans tous les cas c’est un franchissement – ce n’est pas anodin.
Je n’ai employé qu’avec réticence l’expression ce-qu’on-se-dit-à-soi-même. C’est très compliqué ce-qu’on-se-dit-à-soi-même. A soi-même, on ne se le disait qu’à moitié, on se le disait, s’aperçoit-on après-coup, dans le flou. Ce flou c’est ce qu’on décore du nom de conscience. C’est un abus de s’imaginer que la conscience définirait un lieu transparent : c’est tout à fait exceptionnel dans l’événement de conscience. Ce qu’on se dit consciemment n’apparaît le plus souvent que sous une forme ébauchée, ça reste, dans l’ensemble, amorphe, au sens propre : ça n’est pas mis en forme.
On en a eu très fort le sentiment vers la fin du XIXème siècle, au début du XXème, chez des romanciers qui ont commencé à essayer d’écrire le flux de conscience – the stream of consciousness. On dit que c’est un Français nommé Dujardin qui a inventé ça. Joyce s’est distingué dans l’écriture du flux de conscience, Ulysse est censé nous donner ça. Virginia Woolf s’y est adonnée à son tour dans son roman, gentil – sa schizophrénie n’était pas encore assez avancée pour que ce soit plus intéressant –, dans son roman qui s’appelle Mrs. Dalloway. Moi, je classerais tout ça dans les effets de l’invention freudienne sur la littérature, pourquoi pas une mise en forme littéraire de l’amorphe mental.
Une analyse commence sur le mode de la formalisation. L’amorphe se trouve doté d’une morphologie. Ce n’est pas simplement que l’implicite passe à l’explicite, sinon qu’une transformation a lieu, radicale puisqu’on passe de l’absence de forme à une forme. L’amorphe se dessine, à chaque séance il prend des angles, il se présente sous un jour différent. Ce qui est le plus proche de ce dont il s’agit c’est la configuration de nœuds, qui ont la même structure, mais, selon la façon dont vous tirez les cordes qui les représentent, vous obtenez des formes différentes – c’est très réaliste, c’est vraiment ça qui a lieu. La masse mentale de l’amorphe, au cours des premières séances, se répartit en éléments de discours. Le seul fait que vous invitiez votre vis à vis à parler, fait que son amorphe mental adopte la structure de langage. Quand ça ne se produit pas, c’est très inquiétant. A l’occasion, ça se produit au contraire sous une forme pressée, haletante, comme si cette masse n’attendait que cette occasion de se diviser, de se répartir et de se communiquer.
Le dessin qui alors surgit est conditionné, au moins pour une part, par l’adresse, par le destinataire.
Je prenais tout à l’heure l’exemple des écrivains qui cherchaient, à l’époque de Freud, à transcrire leur flux de conscience. Ils le formalisaient dans le ton, dans le style de ce qu’ils pensaient être – et à juste titre pour ces exemples – de la littérature : un souci de cadence, d’harmonie, de beauté, d’émotion. A leur gré.
Autre exemple. Le vrai catholique, disait Lacan, est inanalysable. Pourquoi ? Parce que son amorphe mental est plié à la pratique de la confession, et donc se formalise spontanément selon les catégories de son destinataire. On peut remarquer que ces catégories concernent essentiellement la jouissance, et la jouissance comme fautive : ce qu’il s’agit de confesser c’est la jouissance en tant que ce n’est pas celle qu’il faudrait. On a évidemment relâché ça sous l’influence de Freud mais c’est l’orientation de cette pratique. Elle vise à cerner le pêché. Heureusement il n’y a pas le pêché, il est évalué selon une échelle, il y a les pêchés, les plus graves et puis ceux qui ne comptent pas vraiment, les véniels. Ca permet toutes les ruses : de confesser le véniel, pour différer le capital. Ca ouvre à tout un jeu destiné à obtenir, à bon compte, l’absolution. Lacan pensait – j’imagine – que ceux qui sont vraiment mordus par cette pratique, que les as de la confession au fond sont imperméables à l’analyse parce qu’il sont devenus trop rusés avec leur dire de la jouissance.
Ca ne me dérange pas que Michel Foucault ait considéré que la psychanalyse procédait de la confession. Historiquement, c’est un sottise, mais logiquement, pourquoi pas ? Disons alors que l’adresse, dans la psychanalyse, se distingue précisément de la confession parce qu’elle est non-prescriptive.
La règle n’est pas d’étalonner la culpabilité, mais au contraire revient à inviter l’autre à dire tout ce qui lui passe par la tête, à livrer l’Einfall, comme disait Freud, ce qui tombe, ce qui tombe dans la tête, le cas mental, l’événement de pensée. C’est ça qu’on a à se mettre sous la dent dans la psychanalyse, l’événement de pensée – c’est d’ailleurs une question de savoir comment l’événement de pensée se rapporte à l’événement de corps. Ce que vous obtenez du patient vous l’obtenez sous la forme de : Dire l’événement de pensée, et la règle analytique comporte une garantie que vous fournissez et qui est : Tu ne seras pas jugé.
Pas de jugement. Pas de jugement dernier, pas de jugement premier, pas de jugement du tout. C’est plus ou moins vrai (mimique dubitative de JAM et rires dans la salle). Mais c’est ce que comporte la logique de l’affaire.
Il y a ce que vous imposent les lois de la cité. On peut le méconnaître, raconter ça : quelqu’un recevant un patient qui à la troisième séance lui confesse qu’il a assassiné une ou deux personnes – je dis une ou deux parce que pour l’une il n’était pas tout à fait sûr (rires) –, l’analyste avait pris ça avec philosophie : pas de jugement. Pourquoi pas d’ailleurs ? Je ne sais pas ce que j’aurais fait si je n’avais eu le sentiment que le gars était près de recommencer. Donc évidemment c’est difficile d’échapper, dans ce cas-là, par les intermédiaires habituels, au signalement, comme on dit.
C’est plus ou moins vrai aussi parce que l’on vous croit plus ou moins et que continue de planer sur une analyse le nuage noir du jugement qui à l’occasion diffère, retarde ce que le sujet ressent comme l’aveu de ses fautes. J’évoquais précédemment les trois ans qu’il avait fallu à tel pour venir au point d’abandonner son discours chaotique et lâcher qu’il était homosexuel – me le faire comprendre – moyennant quoi ces nuées s’étaient aussitôt éclaircies et on en était venu au sérieux.
Il y a tout un champ à explorer : ce que cette fantaisie de jugement soustrait à l’analyse, à la parole analysante, comment elle l’embarrasse, et quelle technique est en mesure d’obtenir que le Tu ne seras pas jugé soit pris au sérieux.
Mais enfin je laisse de côté, du moins pour l’instant, cette problématique. Et je rappelle que, logiquement, il y a une suspension absolue du jugement moral. Ce n’est pas le plus difficile. Le plus difficile c’est la suspension absolue du jugement pragmatique, que l’analyste se retienne de dire : Ce n’est pas comme ça qu’il faut faire pour obtenir cet effet-là, prenez-vous y autrement. Parfois il le fait, reconnaissons le. Mais enfin quand il le fait, c’est une infraction à la logique que j’expose.
Autrement dit, la règle analytique, ce qu’on appelle la règle analytique, c’est une opération qui consiste dans une ablation du surmoi, de ce qu’on appelle couramment le surmoi, dans une ablation du surmoi commun, dont l’analyste est censé donner l’exemple, à charge pour l’analysant de l’imiter, et dans l’implantation d’un autre surmoi, propre à l’expérience analytique, qui est fait de l’obligation, de la contrainte de dire la vérité, toute la vérité, sans fard. Injonction qui tient, qui a toute sa valeur, quand l’analyse commence, et qui se révèle paradoxale et impossible à satisfaire dans l’analyse qui dure.
L’entrée en analyse a des effets naturels, immédiats – des effets logiques. Régulièrement – pas toujours, le plus souvent – ce sont des effets d’allègement, des effets thérapeutiques. Une analyse a des effets thérapeutiques rapides – une analyse qui commence a des effets thérapeutiques rapides. Une analyse qui dure a des effets non-thérapeutiques lents (rires), et même elle peut avoir des effets de détérioration. Je corrige tout de suite l’optimisme excessif de parler des effets thérapeutiques rapides de l’analyse qui commence, puisqu’il est bien connu que la formalisation, en particulier celle du symptôme, peut se traduire par une aggravation. C’est-à-dire, le sujet se rend compte qu’il est plus malade, plus atteint qu’il ne pensait : c’est l’effet Knock (rires), l’effet Knock de la psychanalyse. On est davantage malade quand on va voir son médecin, c’est la leçon qui est déjà mise en valeur par Molière dans son Malade imaginaire. Mais, foncièrement, il s’agit d’un effet d’allègement par objectivation : par la transmutation de l’amorphe, vous devenez un objet, vous devenez une référence, ce dont on parle. Le miracle de l’opération c’est que vous obtenez cette fois-ci l’effet brechtien, l’effet brechtien de distanciation. L’intime passe à l’extérieur – et il passe toujours à l’extérieur accompagné du sentiment que Je le savais déjà mais je ne le savais pas, l’accent pouvant être plus fort d’un côté ou de l’autre.
La transmutation de l’amorphe porte en elle l’idée d’inconscient. Si on veut mettre en question le terme d’inconscient – comme l’a fait Lacan, jusqu’à prendre ses distances avec ce terme, et en un sens depuis toujours, au départ simplement parce que la notion de conscient est elle-même trop floue, flou sur du flou, pour donner consistance à sa négation, mais aussi parce que structurer l’inconscient en termes de langage rend inefficiente la référence au conscient –, eh bien si on veut aller dans ce sens, on dira que cette notion d’inconscient tient à l’effet d’extimité qu’engendre la formalisation de l’amorphe : C’était en moi et cela m’était pourtant inconnu, cela m’était pourtant insu. En ce sens, ce qu’on appelle l’inconscient, c’est l’extime.
Une analyse qui commence se fait, se développe sous le signe de la révélation. Alors, elle ne commence pas nécessairement au moment où s’engage un processus de rendez-vous réguliers. Mais à partir du moment où, sérieusement, elle commence, c’est-à-dire où le sujet fait l’effort de faire passer l’événement de pensée dans la parole, l’analyse se développe, régulièrement, on peut dire, comme un feu d’artifice de révélations. L’amorphe cède la place à l’articulation d’éléments individualisés qui par là se révèlent traçables – pour employer un terme d’aujourd’hui. On peut repérer que ça vient d’avant – en général de l’enfance, mais enfin d’avant – et que ça revient.
Déjà, on perçoit que, dans une analyse qui dure, la révélation se fait plus rare, elle s’estompe, voire elle disparaît. C’est un tout autre régime. La révélation est remplacée, à la place maîtresse, par la répétition. Et ça n’est pas la répétition des éléments traçables qui produit révélation, c’est une répétition qui conflue à la stagnation. Bien entendu qu’une analyse qui dure demande de traverser la stagnation, de la supporter, c’est-à-dire d’explorer des limites : la cage du sinthome. C’est si l’on veut ce que j’appelais jadis l’expérience du réel sous la guise de l’inertie. Et on attend que ça cède. Dans l’analyse qui dure, bien sûr, il y a des révélations, mais ce qu’on attend le plus vraiment, l’analysant comme l’analyste, c’est quelque chose qui est de l’ordre de la cession de libido, le retrait de la libido d’un certain nombre des éléments traçables qui ont été dégagés à l’époque de la révélation. La question qui occupe, ce n’est pas tellement celle d’un temps pour comprendre, c’est celle d’un temps pour désinvestir, pour que – j’emprunte cela à Lacan – l’intérêt libidinal vienne se condenser dans ce qu’il appelait l’objet petit a. Même si le modèle de cet objet c’est l’objet prégénital, c’est l’objet winnicottien, ici il s’agit de l’hypothèse que la jouissance se retire pour venir, en un point, se condenser : pour que ce point puisse l’absorber, on en fait un objet. Condensateur. Dans l’analyse qui dure, on a l’œil sur le retrait de la libido, c’est à ça que ça se juge. Les révélations qui n’y conduisent pas, on ne se satisfait plus d’elles comme telles. On attend cet effet.
Ca fait une différence dans la vie d’un analyste. Un analyste qui débute, il a l’expérience de l’analyse en tant qu’elle commence – la sienne supposément mise à part – et l’analyse en tant qu’elle commence, c’est le pain blanc du psychanalyste, c’est le plaisir de l’analyste, c’est le plaisir de l’analysant, les Américains appellent ça la lune de miel (rires) – ils l’ont repéré. Ah ! ce serait un rêve, que de ne faire que de commencer des analyses ! (rires) ce serait sensationnel, un triomphe ! On pourrait dire par exemple : on commence, on fait seize séances, et puis après (JAM fait un signe de la main, rires de la salle) au revoir, bon voyage. De cette façon-là on n’aurait que du bon ! (rires) il faudrait faire ça (rires), je ne sais pas pourquoi je n’y ai pas encore pensé (rires).
Être aux prises avec l’analyse en tant qu’elle dure, c’est une autre affaire. Je me disais dans mes réflexions : Je tiens le coup, mais la question est de savoir comment.
C’est là-dessus que je réfléchis. Avec Lacan comme compagnon. Je l’interroge là-dessus. Comme Dante prend la main de Virgile, comme Lacan lui-même prend la main de Joyce pour le guider dans le symptôme, c’est cette main-là que je trouve pour me guider dans cette selve obscure, l’analyse qui dure. Oui, sans doute avec le poids de ce que ça peut charrier de reproches : Vous ne faites rien pour me sortir de là. Et ce que cette main me donne, c’est cette proposition, que j’ai soulignée, maintes fois commentée, et qui m’apparaît là comme une indication : La vérité a structure de fiction.
C’est allé vite à en tirer toutes les conséquences.
La vérité, c’est la substance de l’expérience analytique – je disais : son pain. C’est ce qu’elle engendre : de la vérité. Ca ne tient que parce que il y a bien des révélations, des illuminations, des instants de voir, par exemple ce que les Anglais appellent insight. Ca produit ça. Simplement, les vérités psychanalytiques ne sont pas éternelles. A la différence de celles que Descartes rêvait, qu’il rêvait, pour les meilleures raisons du monde, à partir des mathématiques : là, en effet, au niveau du mathème, on peut avoir la certitude qu’il y a vérités éternelles. Mais les vérités qui sont engendrées par l’expérience analytique, elles savent qu’elles sont mortelles. Elles, elles sont au niveau du pathème, de ce qui est ressenti – pathème c’est la même racine que pathologique, pathétique, etc. –, ce sont des vérités pathétiques. C’est à ce niveau-là qu’elles sont variables, ce qui avait fait créer à Lacan le néologisme de varité – vérité variable. A l’occasion, c’est pour ça qu’on veut changer d’analyste : quand on est fatigué de la vérité qu’on a obtenue on s’adresse à quelqu’un d’autre en se disant qu’on va changer de vérité.
Alors, fiction, qu’est-ce que ça veut dire ? Que c’est une fabrication, que ce n’est pas de l’ordre de la nature, de la physis des Grecs, que c’est déjà de l’ordre de la poiésis, que c’est de l’ordre de la production, du faire. Une fiction c’est une production marquée au coin du semblant. Ce n’est pas dévalorisé pour autant, n’est-ce pas ? Comme je le disais tout à l’heure, les nœuds, on les tire, on en modifie la configuration, donc on peut multiplier la façon dont ils apparaissent, leur semblant. La fiction, en analyse, c’est un faire qui repose sur un dire.
Mais le fictif s’oppose au réel, et puisqu’il m’est arrivé de prendre jadis comme slogan l’orientation vers le réel, ça comporte de tirer toutes les conséquences de la structure de fiction de la vérité.
Lacan s’est jeté dans la bagarre en s’opposant à une orientation vers l’imaginaire, à une orientation de la pratique de la psychanalyse vers l’imaginaire, pour lui substituer une orientation vers le symbolique. L’orientation vers le symbolique, ça consiste à reconnnaître à l’inconscient une structure de langage, ça consiste à poser que l’inconscient a structure de langage – structure de langage c’est-à-dire que le signifiant est distinct du signifié, que le signifiant a suprématie sur le signifié, que les combinaisons et les substitutions de signifiants déterminent le signifié, que le symbolique, le signifiant, a suprématie sur le signifié, l’imaginaire. Tout bascule – je l’ai signalé, c’est vraiment une coupure – , tout bascule avec ce que Lacan a pu émettre dans la dernière leçon du Séminaire XX Encore que j’ai entendue, prononcée par lui, de vive voix, que la structure de langage, tout compte fait, n’est qu’une élucubration de savoir sur la langue. C’est-à-dire que la structure de langage n’est que fiction, que la structure de langage a structure de fiction, que le langage a structure de fiction – élucubration veut dire ça si on radicalise –, et que donc l’ordre symbolique est de l’ordre de la fiction. Pour toute une part, non négligeable, de ses lecteurs que sont devenus ses élèves, ce qu’il a annoncé là n’est pas passé, ils n’arrivent pas du tout à se résoudre à ce que l’ordre symbolique soit de l’ordre de la fiction, ils pensent que c’est de l’ordre du réel. Alors, c’est de l’ordre de la fiction, ce n’est pas l’invention de l’Un : c’est une fiction collectivisée, sédimentée, maçonnée par les âges. Mais l’idée que ça reste de l’ordre de la fiction est nécessaire pour pouvoir dire par exemple qu’il n’y a pas de rapport sexuel et que l’ordre symbolique est comme un pansement, une élucubration de savoir, qui vient essayer d’étancher cette blessure.
Mais est-ce que nous ne sommes pas là sur la voie de proférer quelque chose de plus aigu, de plus risqué, qui est que : L’inconscient, en analyse, a structure de fiction, que : L’inconscient freudien a structure de fiction. Le tout dernier enseignement de Lacan me semble illisible si on ôte cette orientation-là. Fiction. De quel réel ? disons, pour aller au plus simple : de la jouissance, qui, elle, n’a pas structure de fiction.
Alors, le mot d’inconscient, dont nous sommes chargés, fait croire que l’opposition centrale sur laquelle se régler c’est celle du conscient et de l’inconscient. Mais le conscient est une notion très équivoque, on ne sait pas ce que c’est. C’est tout de même très compromis, cette affaire. On voudrait le définir par un savoir immédiat et certain, par une transparence, mais qu’est-ce qu’on sait ? Ce qu’on croit savoir. Le sujet conscient, ça n’est qu’un sujet supposé savoir, savoir ce qu’il pense, savoir ce qu’il veut, savoir ce qu’il aime, ce dont il jouit, ce dont il souffre. L’expérience de l’analyse nous montre que c’est un faux, le sujet : c’est un sujet qui ne sait pas vraiment, qui se contredit, qui change d’avis, qui change de savoir. En fait, ce qu’on appelle l’inconscient c’est un fait de logique, c’est ce qui se déduit de ce qui se dit.
En tous les cas, ça n’est pas du tout avec cette opposition-là qu’on opère dans l’analyse, au moins dans l’analyse qui dure. Dans l’analyse qui commence, comme il y a des révélations, la révélation comporte tout de même qu’avant on ne le savait pas ou qu’on ne le savait pas comme ça, donc, en effet, dans l’analyse qui commence, en raison de la révélation, on peut admettre que l’opposition du conscient – entre guillemets – et de l’inconscient soit au premier plan. Mais ce n’est pas du tout le cas dans l’analyse qui dure. Dans l’analyse qui dure, l’opposition centrale est bien plutôt celle de l’inconscient comme savoir et de la jouissance.
L’enseignement de Lacan est marqué par ses commencements et ses commencements sont marqués par les commencements de l’œuvre de Freud et les commencements de l’œuvre de Freud sont marqués par l’analyse qui commence. C’est là la racine de l’enthousiasme qui marque « Fonction et champ de la parole et du langage », et Lacan, à relire le texte de 1953 en 1966, déjà se distancie de cet enthousiasme, de l’enthousiasme propre à l’analyse qui commence, justifié à ce titre – mais qui est resté prégnant. Lacan a pu dire après : La destitution subjective sur le ticket d’entrée de l’analyse ça n’écarte personne. Sans doute. Parce que c’est écrit en tout petit (rires). Ce qui est écrit en très gros c’est : Venez, venez ! la vérité vous attend ! et pas seulement une, mais plusieurs ! ici, on produit de la vérité. Ticket d’entrée ! banderole, oui, il faut voir ça comme les cirques quand ils appellent le public, n’est-ce pas ? c’est la grosse caisse.
Alors, ça a fini par se savoir quand même que, quand l’analyse dure, l’axe de l’analyse se déplace : l’axe se déplace sur l’opposition du savoir et de la jouissance, que Lacan a explicitée comme telle dans ses schémas des quatre discours – pour essayer de sauver le cirque, si je puis dire.
Il a essayé de mettre ça ensemble quand la dynamique même de ce dont il s’agit a commencé à mettre à mal la notion d’objet petit a, c’est-à-dire enfermer la jouissance, bien à sa place, dans un objet, situé en plus comme la production d’une articulation signifiante. C’est comme ça qu’il l’a situé dans l’inconscient sous le nom de discours du maître : une articulation signifiante (JAM écrit S1-S2), un effet de vérité (JAM écrit $), et une production de jouissance (JAM écrit et entoure petit a). C’est comme ça qu’il a essayé de capturer l’affaire. Ca, c’était dans son Séminaire XVII, préparé par le Séminaire XVI. Et puis, dans le Séminaire XX, il a fallu qu’il fasse apparaître en plus un espace amorphe, où il a mis un grand J, pour démentir justement qu’on puisse l’enfermer ainsi. Dans le Séminaire XVI, il l’a inventé comme l’objet plus-de-jouir. Là (JAM montre petit a), dans le Séminaire XVII, il a inséré cet objet dans la structure de langage. Et puis, là (JAM montre grand J), ça explose. Et après commence la structure de nœud, qui n’a plus rien à faire avec la structure de langage.
En revanche – et c’est là que l’on voit l’orientation –, si on ne joue pas à dominer la jouissance sous les espèces de l’objet petit a (JAM montre petit a), si on la libère (JAM montre grand J), si on essaye de l’articuler sous les espèces inédites du sinthome – s. i. n. t. h. o. m. e. –, donc si on met la jouissance au poste de commandement, si on lui donne la primauté, y compris sur le signifiant – pas seulement la primauté au signifiant sur le signifié mais la primauté à la jouissance sur le signifiant –, alors, en effet, on obtient – ce qui n’est pas explicite dans Lacan, ce que j’ai été conduit à formaliser –, on obtient une scission du sens de l’inconscient entre inconscient réel et inconscient transférentiel.
C’est une orientation que j’ai déduite du dernier écrit de Lacan dans le recueil des Autres écrits, sa préface au Séminaire XI sur l’esp d’un laps, où ça figurait, comme ça, en passant : L’inconscient, s’il est ce que je dis, entre parenthèses, réel – ou à peu près. L’inconscient réel. Mais ne négligeons pas ce qui figure un peu plus haut dans le texte, une autre parenthèse de Lacan, où il écrit : psychanalyse, signe égal, on peut considérer ou bien signaler qu’il y a une suite ou une équivalence, répétée par le mot soit (JAM écrit d’abord à l’intérieur de la parenthèse : psychanalyse =, soit) – non, ça n’est pas écrit comme ça (JAM efface et recommence), il écrit : psych, donc on peut se demander ce qui est indiqué à la fin du mot, deux traits, une équivalence, soit fiction d apostrophe.
Comment lire ça ? Première lecture, c’est que le psychique pour Lacan est une fiction, et que ce qui est réel c’est le logique. Mais tout indique – et en particulier l’indication qu’il se réfère à un inconscient réel –, tout indique que la deuxième lecture à faire c’est : Une psychanalyse a structure de fiction.
Si le réel c’est la jouissance, l’inconscient est une défense contre la jouissance, comme je me suis permis de l’émettre à ma dernière conférence devant vous.
Comment méconnaître la structure de fiction d’une psychanalyse, alors que d’emblée Lacan avait pu dire que l’analyste était, dans son acte, maître de la vérité, et qu’il soulignait, dans son « Fonction et champ », que, par la ponctuation qu’il apportait, et spécialement par la coupure finale de la séance, ne reposant que sur sa décision, il faisait varier la vérité. Tout indique que, dans le fil de la vérité a structure de fiction, l’acte analytique comporte de ne pas reculer devant la structure de fiction d’une psychanalyse.
C’est en cela que la jouissance est l’ultima ratio, si je puis dire. Et la question qui prévaut quand une analyse commence, à savoir : qu’est-ce que ça veut dire ?, on constate que cette question pâlit, tend à s’effacer, quand l’analyse dure. Alors, quelle est celle qui la remplace ? s’il y a une question qui la remplace, si l’analyste n’attend pas simplement que ça passe, ce qui la remplace, s’il veut bien se poser une question, c’est : qu’est-ce que ça satisfait ? en quoi ça satisfait ?
Dans une analyse qui dure, le statut conceptuel de la jouissance se modifie.
Il y a un statut de la jouissance qui est celui de l’excès, la jouissance-excès (JAM écrit : 1/ jouissance-excès). C’est à ce niveau-là qu’on apprend classiquement à distinguer le plaisir et la jouissance. Le plaisir traduit un état d’homéostase, que j’indiquerai par une flèche qui se boucle en cercle ; et cet état d’homéostase est rompu par un élément (JAM écrit a) qui outrepasse les limites du bien-être et qui fait la confluence de la jouissance et de la souffrance, du sublime et de l’horrible. C’est ce que Lacan a déjà mis en valeur dans son Séminaire XI et que dans son Séminaire XVI il dégage sous le nom de plus-de-jouir.
Mais il y a un deuxième statut de la jouissance, qui commence avec le Séminaire XX et qui est présent dans tout ce qui est le dernier et le tout dernier enseignement de Lacan, c’est la jouissance-satisfaction, ce que n’est nullement la première (JAM écrit : 2/ jouissance-satisfaction). La jouissance-satisfaction, c’est le rétablissement, si je puis dire, d’une homéostase supérieure (JAM inclut le premier cercle dans une autre flèche qui se boucle en cercle, puis écrit sigma) ; c’est qu’il y a un fonctionnement qui inclut l’excès, qui le routinise, et c’est ça que Lacan appelle le sinthome. A cet égard, c’est ce qui du concept du sinthome invalide, sinon l’objet petit a, du moins l’orientation qui a donné naissance à l’objet petit a.
Une psychanalyse a structure de fiction : que dit d’autre le terme que j’ai dû faire surgir naguère de l’inconscient transférentiel ?
C’est un inconscient construit en analyse. On ne recule pas à parler de la construction du fantasme, allons jusqu’au grain (JAM fait un geste d’avancée de la main), la construction de l’inconscient, où l’analyste est en effet pour quelque chose : il dirige la construction et c’est parce qu’il est là que l’inconscient prend du sens et qu’on l’interprète. C’est ce qui est au fond caché dans le terme d’association libre. L’association libre, c’est une invitation à faire attention à ce qu’on dit, c’est une invitation à faire attention à ce qui vous vient, et il n’y a jamais tant d’association libre que quand il y a un arrêt contraint, qu’opère l’interprétation précisément, qui peut en effet se suffire de ça : souligner, vous arrêter sur un mot. Une fois que vous y avez fait attention, alors vous pouvez commencer à ce qu’on appelle en anglais to connect dots, connecter les points (JAM inscrit quatre points), comme dans les jeux des magazines. A ce moment-là, oui, on fait naître des formes, selon là où on arrête (JAM trace une ligne passant par les quatre points). Et en effet, à partir du symbolique, on fait fleurir de l’imaginaire.
En revanche, l’inconscient réel, c’est l’inconscient qui ne se laisse pas interpréter, et c’est pourquoi, dans ce texte ultime – ou pré-ultime puisqu’il y a encore celui de « Tout le monde est fou » –, l’inconscient est défini comme le lieu où l’interprétation n’a plus aucune portée. L’inconscient réel, c’est le lieu de la jouissance opaque au sens, et qu’on peut, par fiction, entreprendre de rendre bavarde. C’est pourquoi Lacan a pu, dans ce même texte, évoquer l’hystorisation de l’analyse pour qualifier la passe. Mais, bien entendu, c’est l’analyse elle-même, en premier lieu, qui est une hystoire – avec un y. Et donc, une psychanalyse a structure de fiction, ça peut se dire : c’est une hystoire, c’est-à-dire un récit, voire un roman, avec sa continuité, et ordonné au désir de l’autre.
D’où se repose la question de la passe : comment se repère un analyste ? de quelle articulation entre fiction et jouissance ? et qu’est-ce que cette jouissance doit ou ne doit pas au désir de l’autre ?
Notons que Lacan dit du passant, Analyste de l’Ecole en devenir, qu’il est supposé en savoir long, parce qu’il a liquidé le transfert, comme on dit. Pourquoi reprendre cette vieille expression des supposés orthodoxes, sinon pour désigner, entre les lignes, l’inconscient transférentiel.
Et donc ce qui surgit à la fin comme une indication de ce que peut être une analyse qui finit, c’est comment peuvent s’adjointer le témoignage d’hystoire et le témoignage de satisfaction de la fin de l’analyse.
Au fond, l’inconscient transférentiel porte un nom, un nom lacanien, qui est la vérité menteuse.
C’est par là que la voie nous est indiquée de ce qui ouvre la porte de la fin de l’analyse et de ce qui peut fracturer ce qu’appelle le manque de rapport sexuel, c’est-à-dire fracturer ce que j’appelais la réserve mentale.
A la semaine prochaine. (applaudissements)
(schéma récapitulatif de ce que JAM a écrit au tableau)
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Note de TLN: une charmante -et très avertie- lectrice des Cours de JAM nous signale que le denier numéro du Magazine Littéraire, le N° 482 de janvier 2009, présente un dossier très intéressant de Roland Barthes. À lire, parmi d’autres, comme accompagnement de ce Cours, l’article “De la pensée comme autofiction”, de Bernard Comment, pages 58-61. Vous trouverez aussi un interview à Philippe Sollers “Sa voix me manque” , pages 82-83.
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Fiche technique :
Décryptage et saisie : Michel Jolibois
Enregistrement et images : Fabienne Henry
Production et Copyright : TLN
Diffusion : seule amp-uqbar
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