L’opérateur de perplexité
Par Yves Vanderveken
(Indiqué par Marie-José Asnoun, publié en http://www.hebdo-blog.fr/category/hebdo-blog-141/ Hebdo Blog 141 )
La folie dont
Érasme fait l’éloge 1
est celle de la singularité du désir en tant qu’il grippe les discours établis
– dénudant superstitions, croyances et idéaux qui les soutiennent 2
Nul ne songerait à
faire l’éloge de la psychose, si ce n’est au regard de la débilité à laquelle
la névrose nous fixe, selon Lacan, comme seul choix subjectif alternatif –
gardant en tête l’avertissement que la folie se constitue comme limite à notre
liberté. 3
Jacques-Alain
Miller confesse, lui, se laisser aller – pour l’usage de la démonstration – à
quelqu’éloge du délire. Vous trouverez cela dans son texte L’invention du
délire. 4
Il s’agit ainsi de s’enseigner de la psychose pour l’ensemble du champ de la
clinique.
Suivons-le. Je
poursuis, quant à moi, dans la veine de mon intervention de Barcelone.
La notion de
structure permet de poser une équivalence entre phénomène élémentaire, du
registre de la psychose, et toute formation de l’inconscient – le lapsus
pouvant en constituer, en tant qu’effraction, brisure de la chaîne
d’intentionnalité, le paradigme.
Avec Miller, nous
pouvons dire que la véritable hallucination psychotique apparaît souvent – dans
sa pureté, à l’instar du lapsus – comme un signifiant tout seul. Tous deux
brisent, trouent la chaîne de signification, et surgissent pour le Moi comme
indépendamment de lui, d’une Autre scène. Il se retrouve alors en suspens.
Perplexe d’une suspension du sens, tout autant que d’une attribution subjective
flottante. Certain d’un appel à une signification, qui pourtant se dérobe et
reste en attente – énigme, et signification de signification. Le sujet est
alors appelé, requis, à la production d’une signification autour de ce
signifiant tout seul qui fait retour dans le réel.
Si nous pouvons
donc nous enseigner de la structure de l’hallucination pour toute irruption
d’une formation de l’inconscient, il nous faut, à un autre niveau, opposer
l’hallucination et son interprétation, qui est seconde.
Concernant cette
interprétation, suivant Lacan, Jacques-Alain Miller nous invite à penser la
chose à partir de la structure du langage – donc à partir de la métaphore et de
la métonymie. Par la substitution qu’opère la métaphore, l’émergence d’un effet
de sens nouveau se produit. Par contre, la connexion signifiante dans la
métonymie ne permet pas la production d’un sens – plutôt celui-ci ne cesse-t-il
de se « faufiler » dans la chaîne signifiante.
Le phénomène
élémentaire ne relève toutefois pas totalement de la métonymie. Rien n’y
glisse. Au contraire, il « fixe, s’immobilise ». C’est en quelque
sorte, une « métonymie immobile » ou encore « une métaphore
impuissante », propose J.-A. Miller, qui produit « une fixation
absolue ». C’est un phénomène de « sens zéro » 5.
C’est ce qui arrive à Schreber au niveau du surgissement de voix faites de
formules vides et répétitives.
Quittons un instant
le seul registre du signifiant. Schreber, lui, c’est à une effraction d’un
événement de jouissance qu’il a affaire. Un événement de corps, un éprouvé qui
s’impose à lui sous la formule signifiante : « qu’il serait beau
d’être une femme subissant l’accouplement… ». Cette effraction rompt la
chaîne des significations qui faisait jusque-là l’assise subjective du sujet.
Surgissement d’un signifiant de la jouissance qui laisse le sujet sans recours.
« Ce qu’on
appelle le délire de Schreber, c’est un effort de sens pour rattraper cet effet
de signification énigmatique. » 6
Remarquons, avec J.-A. Miller, que Lacan réserve le qualificatif de métaphore
au seul délire.
Par l’invention
substitutive d’un sens nouveau – « être la femme de Dieu » – à cet
éprouvé qui choque d’abord son Moi, jusqu’à l’ébranlement complet, Schreber va
pouvoir réintégrer dans une chaîne de significations cet événement hors-sens.
Solution élégante, comme la qualifie Lacan, qui permettra à Schreber, non pas
une réconciliation, mais une « acceptation » de son être et
« destin » de jouissance, sous forme « de compromis de
raison » 7.
Fort du fait que la
structure se révèle à nu dans la psychose, nous trouvons là – dans cette
dimension d’effraction d’une fixité de jouissance qui réitère, toujours sous
forme de celle qu’il ne faut pas, par le biais d’un signifiant tout seul qui
laisse le sujet en attente d’une signification – la
« situation normale de l’être humain en tant qu’effet de
signifiant ». 8
Nous pouvons
conclure à une ordinarisation de l’effort d’invention et de production dans la
psychose d’une traduction continue afin de pouvoir nommer cet effet de
jouissance hors-sens. 9
Effort considérable pour le sujet psychotique (par la forclusion du
Nom-du-père), là où le fantasme ancré dans la signification paternelle est la
petite machine à déchiffrer – débile, d’être pauvre – du névrosé.
J.-A. Miller
indique que nous devrions nous enseigner de cet effet de perplexité du sujet
psychotique puisque s’y serre, au-delà ou par-delà le recouvrement par les
effets de sens que produisent la métaphore délirante pour le sujet psychotique
et la métaphore paternelle pour le sujet névrosé, le Un-tout-seul de la
jouissance.
J’ai développé à
Barcelone comment le recourt à l’opération de la métaphore me semble
aujourd’hui touché – J.-A. Miller pointant que le degré zéro du sens infiltre
désormais, par la pornographie, y compris le champ de la sexualité. 10
Le travail du
délire schrebérien est à situer au champ de la pensée et du signifiant. Il
opère la construction d’une suppléance au fantasme qui faisait défaut. Il y
élabore un champ de significations substitutives complexes. Cela produit un
effet : repousser la réalisation dans le corps, le passage à l’acte du
fantasme – de l’éviration, par exemple – dans un champ de l’au-delà.
Asymptotiquement, repère Freud. C’est pour la fin des temps.
Les coordonnées
actuelles de l’Autre déconstruisent le registre de la métaphore et du sens
qu’elle produit, au profit d’un rapport immédiat et sans détour aux modes de jouir,
plus libres par rapport aux significations de la tradition qui les enserraient.
C’est ce qui rend compte du fait que la dimension d’invention requise, de
structure, se situe maintenant pour chacun, si pas plus dans l’acte, du moins
plus dans ce que nous appellerions la réalité du corps. 11
« Tout le
monde délire », mais sans doute les modalités s’en trouvent-elles en
mutation. Pour le meilleur… Et pour le pire.
1 Érasme, Éloge de la folie, Edition Tarbrag, Paris.
2 Intervention faite à la Journée de l’ACF-Belgique, Éloge de la folie, le 5 mai 2018, à Bruxelles. Titre construit à partir du texte de Miller J-A., « L’invention du délire », La Cause freudienne, Navarin Ed., 2008/3 n° 70, pp. 81-93.
3 Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 575.
4 Miller J.-A., « L’invention du délire », La Cause freudienne, n°70, Navarin, Paris, pp. 81-93.
5 Ibid., p. 90
6 Miller J.-A., « Ce qui fait insigne », L’orientation lacanienne, cours du 3 juin 87, inédit.
7 Lacan J., op. cit., pp. 566-567
8 Miller J.-A., « L’invention du délire », ibid., p. 90
9 Laurent E., « Le traitement psychanalytique des psychoses », Les Feuillets du Courtil, n° 22.
10 Miller J.-A. , « L’inconscient et le corps parlant – présentation du thème du Xe congrès de l’AMP à Rio en 2016 », Scilicet – Le corps parlant, sur l’inconscient au XXIe siècle, coll. rue Huysmans, Paris, 2015, p. 24.
11 Miller J.-A., “L’invention psychotique”, Quarto n°80/81.
2 Intervention faite à la Journée de l’ACF-Belgique, Éloge de la folie, le 5 mai 2018, à Bruxelles. Titre construit à partir du texte de Miller J-A., « L’invention du délire », La Cause freudienne, Navarin Ed., 2008/3 n° 70, pp. 81-93.
3 Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 575.
4 Miller J.-A., « L’invention du délire », La Cause freudienne, n°70, Navarin, Paris, pp. 81-93.
5 Ibid., p. 90
6 Miller J.-A., « Ce qui fait insigne », L’orientation lacanienne, cours du 3 juin 87, inédit.
7 Lacan J., op. cit., pp. 566-567
8 Miller J.-A., « L’invention du délire », ibid., p. 90
9 Laurent E., « Le traitement psychanalytique des psychoses », Les Feuillets du Courtil, n° 22.
10 Miller J.-A. , « L’inconscient et le corps parlant – présentation du thème du Xe congrès de l’AMP à Rio en 2016 », Scilicet – Le corps parlant, sur l’inconscient au XXIe siècle, coll. rue Huysmans, Paris, 2015, p. 24.
11 Miller J.-A., “L’invention psychotique”, Quarto n°80/81.
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