L'Association de la Cause Freudienne en Belgique et le Kring voor Psychoanalyse, sous l'égide de l'EuroFédération de Psychanalyse, interrogent la figure moderne du pouvoir.
Le livre de Blandine Kriegel, la République et le Prince moderne, est à la fois facile à lire et un travail de recherche d'une précision érudite à couper au couteau.
En ces temps où les « printemps arabes » et les aspirations démocratiques se couplent à la montée occidentale de la méfiance du peuple envers les élites, ainsi qu'à une crise de la représentation, Blandine Kriegel se montre pressée de rattraper le retard français pris sur la recherche anglo-saxonne concernant le droit politique, l'histoire et la philosophie des idées et des principes de la république. Elle nous convoque, par là-même, à la nécessaire redéfinition de la notion du régime politique moderne qui a gagné la faveur générale – celle de république (fût-ce dans les formes différentes qu'elle peut prendre). Elle en réinterroge ses origines et ses fins. Prenant soin d'ailleurs de nous inviter à la dissocier de ce que nous confondons trop souvent avec la démocratie, dès lors qu'une république peut très bien par les urnes, les exemples sont nombreux, aboutir à un autre régime que démocratique.
Ce faisant, plusieurs thèses et découvertes émergent.
La plus prégnante est sa découverte, motivée et démontrée, que l'émergence de la République dans sa forme moderne et du type de pouvoir qui lui est consubstantiel, ne sont pas tant filles de la Révolution française, ni même, comme nous le pensons trop souvent, qu'elles sont en filiation, du moins directe, avec la cité antique (grecque et romaine) ou les républiques des cités de la Renaissance (Venise, Florence, Hambourg, etc.) L'émergence de ce que Blandine Kriegel nomme la république moderne procède bien d'un moment de rupture, d'un évènement au sens strict du mot, ni plus ni moins d'« un moment décisif de bascule de notre monde » : l'insurrection des Pays-Bas, ou encore de « la guerre des Flandres », contre l'empire espagnol de Philippe II, au 16ème siècle, qui aboutira à la naissance des Provinces-Unies. Précédant la création de la Belgique trois siècles plus tard, sont ici concernées nombre de nos contrées : le Brabant, Bruxelles, Gand, Tournai, etc. Et que cet évènement procède aussi, au-delà des conjonctures historiques, pour une part essentielle, du désir d'un nom incarné – Guillaume d'Orange. Ce qui pourrait ne sembler un oxymore que pour ceux pour qui le Signifiant-maître, ou le désir d'Un, ne peut consonner qu'avec un danger potentiel de tyrannie. C'est justement, à un niveau politique, cet apparent oxymore, ce paradoxe, entre un pouvoir souverain absolu et pourtant limité que Guillaume d'Orange va s'atteler à vouloir résoudre et qui aboutira à une nouvelle forme de pouvoir. Il s'appuiera sur un triptyque fait de droit de l'État ou desÉtats-Généraux, de droits de l'homme et de fondement de droit républicain reposant sur le consentement, c'est-à-dire sur un contrat d'obligations mutuelles. Il s'en dégagera la dimension du pouvoir représentatif, rendu nécessaire du fait de l'étendue du territoire à gouverner.
Pas moins surprenant, est que quelques intellectuels français, dans l'après massacre de la Saint-Barthélemy, se rendront aux côtés de la révolte certes pour la soutenir, mais surtout pour écrire et élaborer, en droit, les principes qui fonderont la nouvelle figure du pouvoir qui en émergera. C'est la figure de l'intellectuel engagé, cher à la République des lettres, qui se fonde là dans le même mouvement. Le type de « l'écrivain-mercenaire, aventurier des armes et de l'esprit, élément précurseur d'une insurrection qui n'est, a priori, pas la sienne mais dont il embrasse néanmoins la cause » comme le dit Bernard-Henry Lévy dans son Bloc-Notes du Point, et dont on saisit pourquoi il lui est, dans le moment actuel, cher.
Voilà pour l'histoire.
Mais ce faisant, épinglant ce moment, ses conditions et les éléments qui le composent, c'est à une histoire politico-juridique du pouvoir en occident, à une véritable généalogie du pouvoir que se livre Blandine Kriegel. Elle en extrait, selon ses termes, les structures, les formules. Elle en livre les mathèmes comme nous le dirions en termes lacaniens, les signifiants-maître.
Les principes qui y conduisent trouvent leur source dans l'humanisme érasmien et la Réforme. Le culte de la liberté de conscience – qui donnera à Guillaume d'Orange les contours de son caractère, d'où émerge sa ténacité que traduira son fameux « je maintiendrai » - en procède. De même que l'émergence d'une forme d'égalité et d'individualisme qui trouveront à s'incarner dans les droits de suffrage, où un homme (et par après une femme) égale une voix – source de l'universalisme, l'émergence d'un pour tout x, comme le soulignera Jacques-Alain Miller dans la présentation de La République et le Prince moderne, à l'École Normale Supérieure.
La pépite du livre, comme il s'exprime, se situe dans l'étude d'un texte fondateur, que Blandine redécouvre et qu'elle finit, après recherches, parce que le livre était resté mystérieux et le nom de l'auteur caché, par pouvoir attribuer à ces quelques intellectuels français dont nous avons déjà parlé : Vindiciae contra Tyrannos – Les vindictes ou les vengeances contre les tyrans. Un nom s'impose là, Jean Bodin, dont la doctrine politique s'y trouve utilisée. Il pose les conditions de la nouvelle forme du pouvoir qui en émerge, et fonde par là-même, en droit, - et c'est tout-à-fait nouveau – les conditions d'un droit du peuple à démettre son Prince, lorsque celui-ci devient tyran d'outrepasser le droit que lui-même impose ou s'il ne respecte pas ses engagements. S'y dessinent les linéaments d'un droit d'ingérence. C'est une figure nouvelle qui émerge-là. Celui de l'homme de pouvoir qui accepte d'être lui-même soumis à la loi, au pour tout x, qu'il impose au peuple. Il devient lui-même sujet de la loi et de l'universalisme unificateur de la loi. Cela nécessite qu'il se désacralise, pour finir par relever plus du modèle hébraïque de l'Alliance, où les rois ne sont pas la loi, mais en sont les dépositaires. Ce sont des maîtres et des rois « pauvres », écrasés par leur tâche et au service de la fonction qu'ils incarnent et qui les dépasse à la fois. Autrement dit, le puissant, tout-puissant qu'il soit, n'est qu'un administrateur, un serviteur public. C'est ce qu'accepte et promeut Guillaume d'Orange, pour justifier en droit, le droit de se révolter contre l'empire espagnol catholique. C'est ce que Blandine Kriegel appelle l'émergence du légicentrisme, où la loi et le droit deviennent centraux.
Ce livre décrit, dira encore Jacques-Alain Miller, la capture du maître, de la fonction du maître par le droit, par la loi. C'est pourquoi Bodin, et ce traité, c'est un anti-machiavel. « À la place des modèles politiques qui furent ceux de l'empire et de la féodalité, Bodin a accompli l'unification et la pacification du corps politique dont le principal attribut sera désormais la loi. Nous suivons donc dans ce livre comment émerge, disons, cette fonction du Un pacifique, du Un avec une majuscule, sans lequel la république moderne est impensable et qu'elle incarne. C'est-à-dire, un ensemble de sujets où il n'y a pas de place pour la guerre, où il n'y a plus de raison de résister. Ça suppose que vienne à régner le Un universel, à savoir que pour tout sujet, il est sujet de la loi. Et que se trouve effacé, si je puis dire, le au-moins-un qui ne serait pas sujet de la loi, l'exception qui serait Autre. […] (Là où) Le Prince machiavélien jouit (lui) d'une domination sans limite, c'est-à-dire que cette figure, la figure du Prince machiavélien exacerbe ce qui du pouvoir déborde toute contrainte, déborde le droit, déborde toute articulation juridique et, si on réduit le savoir à l'articulation de signifiants, déborde tout savoir. » C'est cette position centrale et nouvelle du maître moderne qui va déterminer - et sera déterminée en retour par - un certain nombre de conditions du pouvoir et de formes juridiques de celui-ci sur lesquelles je ne m'attarderai pas ici, et sur lesquelles Blandine Kriegel aura peut-être à cœur de nous entretenir.
Ce livre est essentiel et ouvre à de nombreuses questions que nous devrons aborder avec l'auteur lors de notre soirée. Elles pourraient être amorcées, dans une autre livraison de ces billets.
Il intéresse au plus près le psychanalyste dans son exercice même. C'est pourquoi, l'Association de la Cause freudienne en Belgique et le Kring voor psychoanalyse, sous l'égide de l'EuroFédération sont à l'initiative de cette soirée. D'abord parce que Lacan pointait, dans une formule lapidaire, quel'inconscient, c'est la politique. Formule mal comprise, disait Jacques-Alain Miller, lors d'une soirée organisée par l'Ecole de la Cause freudienne au théâtre saint-Germain, autour du livre de Bernard-Henri Lévy, La guerre sans l'aimer. Si la politique intéresse dans son exercice même le psychanalyste, c'est parce qu'elle procède, et cela c'est freudien, de l'identification. À ce titre, elle a une influence et détermine les formes identificatoires contemporaines, ce qui se répercute sur les formes des symptômes qui sont des protestations contre le maître et la maîtrise. Par ailleurs, la politique intéresse la psychanalyse en ce qu'elle ne peut émerger et exister que sous certaines conditions, qui en sont ses conditions de possibilité. Ce livre invite, nous disait Jacques-Alain Miller, à rajouter ce moment historique – le registre de la souveraineté – comme une des nouvelles conditions de possibilité de la psychanalyse, aux côtés de celles déjà épinglées par Lacan. Celle du basculement du savoir du côté de la science à partir du cogito cartésien et de la foi déterministe du tout a une cause. Croyance sans l'appui de laquelle Freud n'aurait pas pu inventer la psychanalyse. Et celle dans le registre de la société et de sa dimension de répression sociale. Rajouter donc ce moment historique comme une des conditions juridico-politiques de la psychanalyse qui sont à la fois à chercher dans l'individualisme, de l'Un-tout-seul, comme s'exprime Lacan, et l'universalisme. Il y aura donc dans cette soirée, un enjeu politique, au sens de la psychanalyse. L'enjeu qu'a le psychanalyste à s'interroger sur la politique et la figure du maître moderne.
Tout cela suffirait déjà à rendre raison de notre invitation d'Isabelle Durant, « une politique », qui plus est « européenne », à cette soirée. Mais au-delà de cela, il y a aussi un enjeu politique tout court, dirai-je, à cette rencontre. C'est que le livre de Blandine Kriegel, en dessinant les linéaments structurels, dans ce moment historique de bascule, de la figure du maître moderne ouvre sur l'horizon. Au moment où l'Europe est à une croisée des chemins et se cherche pour savoir si elle pourra sortir de la crise, et financière et de la représentation, en se forgeant un destin et un dessein politique, de même qu'au moment où le pouvoir décisionnel du politique semble de plus en plus se paralyser, se pencher sur le livre Blandine est doublement nécessaire.
D'abord parce que ce dessein politique, c'est le rebond de ce qu'il y avait déjà en germe, dans ce moment historique. L'idée d'une république européenne, d'une unification des nations, d'une union des provinces, est y déjà présente, en droit et en pensée. Le livre de Blandine Kriegel se termine d'ailleurs sur cette question de « La république européenne à la lumière dorée de la république de Hollande ». Elle permet d'en poser les conditions d'une possible émergence, voire les impasses potentielles.
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