Dans l’après coup du massacre du 13 novembre 2015 à Paris, plus d’un mois plus tard, cetteformule m’est venue à l’esprit en écho à ce que Lacan dit de l’angoisse dans son Séminaire X.
Sans cause, mais pas sans objet. La haine n’est pas l’angoisse, c’est vrai. Elle est une passion,qui révèle un point aveugle dans le rapport à l’Autre. Mais comme l’angoisse, elle a un objet, elle se choisit un objet, elle s’accroche à un objet comme à une proie dont elle se satisfait avec avidité.
La haine est donc sans raison, mais elle n’est pas sans objet. Cette formule m’est venue comme une réponse au malaise que j’éprouve, depuis le mois de janvier dernier, à lire ou à entendre (1) certaines analyses qui cherchent les raisons qui pourraient expliquer les tueries des mois de janvier et novembre 2015 à Paris.
Cette réponse, je l’ai trouvée grâce à la lecture du dernier livre du philosophe Jacob Rogozinski sur la logique de la haine – Ils m’ont haï sans raison. De la chasse aux sorcières à la Terreur.
J’ai été soudain inspirée par ce titre, reprenant un psaume chrétien, qui résonnait en moi avec l’abord lacanien du point d’angoisse. J’ai trouvé dans cette formulation, « la haine est sans raison mais elle n’est pas sans objet », une autre approche de la question. Une approche qui neporte pas sur les causes. Une approche qui ne cherche pas à expliquer, à rendre raison des motifs qui pourraient éclairer le phénomène du terrorisme et son nouveau visage, à partir d’un principe de causalité. Oui, la haine est toujours sans raison. C’est même le propre de la haine. Mais elle n’est pas sans objet. Elle a pu se déverser dans notre histoire sur les juifs, sur les chrétiens, sur les sorcières, sur les cathares, sur les lépreux, sur les protestants, sur les révolutionnaires qui ne l’étaient pas suffsamment au regard des exigences de la République nouvelle, sur les fous, sur les homosexuels, sur les anormaux, sur les femmes adultères, etc., autant de figures de l’Autre dans son étrangeté ou son caractère inassimilable. La haine engendre la persécution des suspects, la légitimation de la terreur, la théorie du complot, l’identifcation de l’ennemi parmi nous. Il s’agit toujours de s’attaquer « à un ennemi caché sous l’apparence du Bien (2) » et de punir sans limite l’Autre qui serait responsable de la souffrance humaine.
Grâce à ce livre – qui s’inscrit dans la tradition d’un Michelet en interrogeant la logique de la persécution –, je peux me formuler plus clairement pourquoi la grille de lecture causaliste me met si mal à l’aise. Car ce livre en offre une autre. J. Rogozinski écrit ainsi à propos de la haine «qu’aucune cause dans le monde ne permet de l’expliquer » mais que néanmoins « son apparition obéit à certaines règles (3) » et relève d’une logique.
À propos du 13 novembre 2015, comme des 7 et 9 janvier de la même année, il ne s’agit peut-être pas de rechercher les causes du phénomène. La recherche des causes ne conduit-elle pas à tenter de comprendre ? Faut-il essayer de comprendre et de les comprendre, ceux qui haïssent ? La perspective sociologique offre une grille de lecture qui revient sous couvert de s’interroger sur les causes, à légitimer, ou à justifer, ou à rendre compréhensible, ce qui est pourtant sans raison. L’essayiste américain Paul Berman écrivait dans la même veine, dans les pages Débats du Monde, qu’il n’y a pas de causes sociales au djihadisme : « La doctrine des causes profondes nous induit à penser que la rage insensée, étant le résultat prévisible d’une cause, ne saurait vraiment être insensée. Pire : la doctrine des causes profondes nous conduit au soupçon que nous pourrions nous-mêmes en être la cause (4) ». En effet, cette recherche des causes, telle qu’elle surgit ça et là, au sein des tentatives de chacun de parler de ce qui a fait trauma, tend à dériver vers une forme d’auto-reproche : ne sommes-nous pas la cause de leur haine?
Voilà peut-être pourquoi la recherche des causes sociales repose sur un postulat qui est passé sous silence, celui-ci qui veut croire à une explication qui permettrait de trouver la raison d’un tel surgissement de violence. « Chômage ou pauvreté : les sciences humaines nous disent que le contexte social peut permettre de comprendre la radicalisation islamiste. C’est une erreur. Le véritable ressort est la haine idéologique », écrit ainsi P. Berman.
La haine n’a pas de cause, mais est de l’ordre d’un affect au fondement même de la pulsion. Elle n’est pas le propre des plus pauvres, elle n’est pas le propre des sans emplois, elle n’est pas le propre des victimes de la cruauté du monde. Elle est au cœur de la topologie subjective et témoigne de ce rapport de proximité et de rejet à la fois, que le sujet peut entretenir avec la fgure de l’Autre. C’est là que « l’analyse apporte des lumières sur la haine de soi (5) », dit Lacan dans L’Éthique de la psychanalyse.Lacan le disait à propos de la clinique, Gardez-vous de comprendre. On peut le dire aussi àpropos de cette jouissance réelle qui fait irruption sous la forme atroce de ces passages à l’acte calculés.
Comprendre, n’est-ce pas une façon de continuer à fermer les yeux et de s’aveugler en voulant croire à une raison qu’il suffrait de supprimer pour supprimer du même coup la haine? La jouissance n’est pas une cause, mais elle a une logique. Les assassins-martyrs du djihad sont habités par « une sombre jouissance de tuer les autres en se tuant soi-même (6) ». Il n’est pas tant question de religion que de commandement pulsionnel. Il n’est pas tant question de transcendance que d’un extrémisme pulsionnel insensé.
Lacan en 1974 annonçait pour l’avenir le « triomphe de la vraie religion ». « Elle ne triomphera pas seulement sur la psychanalyse, elle triomphera sur beaucoup d’autres choses encore. On ne peut même pas imaginer comme c’est puissant la religion (7) ». Ce que nous vivons aujourd’hui en France témoigne-t-il du triomphe de la religion dont parlait Lacan ? De quelle religion est-il question dans ces passages à l’acte ? Celle de la jouissance plus que celle du monothéisme. Plutôt qu’un triomphe de la religion, nous vivons peut-être comme l’avait écrit le politologue Olivier Roy il y a quelques années une mutation de la religion. Le fondamentalisme serait alors « la forme la mieux adaptée à la mondialisation, parce qu’il assume sa propre déculturation et en fait l’instrument de sa prétention à l’universalité (8) ». Cette haine sans raison mais pas sans objet trouverait alors son terrain privilégié dans cette mutation de la religion, qui n’a plus pour fonction de relier et de faire lien social, mais de détruire et de commander.
Emmanuel Carrère l’écrivait dans son Royaume, rappelant l’opposition romaine entre la religio et la superstitio : «Instruits par l’expérience, nous redoutons par-dessus tout ceux qui prétendent connaître la formule du bonheur, de la justice, ou de l’accomplissement de l’homme, et la lui imposer (9) ». Et si nous les redoutons, c’est que nous lisons à travers cette certitude et ce rapport au Bien le chemin que se fraye la haine. Nous ne connaissons pas la formule du bonheur, ni celle de l’accomplissement de l’homme, mais avec Freud et avec Lacan, nous savons que c’est en nous gardant de la connaître que nous tenons à distance la logique de la haine. À la certitude, nous préférons l’incertaine identité de notre être. Car c’est aussi dans cette dimension d’incertitude, de remise en question de notre identité que gît notre histoire.
C’est ce qui fait notre singularité, une incertaine identité qui est une chance à condition qu’on soit prêt à la défendre face aux certitudes de la pulsion de mort.
Notes:
1 : On en avait un exemple paradigmatique en écoutant Jacques Rancière dans l’émission Répliques d’Alain
Finkielkraut sur « Les intellectuels, le peuple et la République » le 13 juin 2015, sur France-Culture à laquelle
participait Jacques-Alain Miller faisant valoir contre ce dernier l’effet angoissant de cette perspective causaliste.
http://www.franceculture.fr/emission-repliques-les-intellectuels-le-peuple-et-la-republique-2015-06-13.
Voir aussi: Laignel-Lavastine, A. ,La pensée égarée, islamisme, populisme, antisémitisme, essai sur les penchants
suicidaires de l’Europe, Grasset, 2015
2 : Rogozinski J., Ils m’ont haï sans raison. De la chasse aux sorcières à la Terreur, Cerf, 2015, p. 385.
3 : Ibid., p. 403.
4 : Berman P., « Il n’y a pas de causes sociales au djihadisme », Le Monde, 1 er décembre 2015, p. 16.
5 : Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Seuil, 1986, p. 108.
6 : Rogozinski J., Ils m’ont haï sans raison, De la chasse aux sorcières à la Terreur, Cerf, 2015, p. 41.
7 : Lacan J., Le Triomphe de la religion, Seuil, 2005, p. 79.
8 : Roy O., La Sainte ignorance. Le temps de la religion sans culture, Seuil, 2008.
9 : Carrère E., Le Royaume, P.O.L., 2014, p. 475.
Sans cause, mais pas sans objet. La haine n’est pas l’angoisse, c’est vrai. Elle est une passion,qui révèle un point aveugle dans le rapport à l’Autre. Mais comme l’angoisse, elle a un objet, elle se choisit un objet, elle s’accroche à un objet comme à une proie dont elle se satisfait avec avidité.
La haine est donc sans raison, mais elle n’est pas sans objet. Cette formule m’est venue comme une réponse au malaise que j’éprouve, depuis le mois de janvier dernier, à lire ou à entendre (1) certaines analyses qui cherchent les raisons qui pourraient expliquer les tueries des mois de janvier et novembre 2015 à Paris.
Cette réponse, je l’ai trouvée grâce à la lecture du dernier livre du philosophe Jacob Rogozinski sur la logique de la haine – Ils m’ont haï sans raison. De la chasse aux sorcières à la Terreur.
J’ai été soudain inspirée par ce titre, reprenant un psaume chrétien, qui résonnait en moi avec l’abord lacanien du point d’angoisse. J’ai trouvé dans cette formulation, « la haine est sans raison mais elle n’est pas sans objet », une autre approche de la question. Une approche qui neporte pas sur les causes. Une approche qui ne cherche pas à expliquer, à rendre raison des motifs qui pourraient éclairer le phénomène du terrorisme et son nouveau visage, à partir d’un principe de causalité. Oui, la haine est toujours sans raison. C’est même le propre de la haine. Mais elle n’est pas sans objet. Elle a pu se déverser dans notre histoire sur les juifs, sur les chrétiens, sur les sorcières, sur les cathares, sur les lépreux, sur les protestants, sur les révolutionnaires qui ne l’étaient pas suffsamment au regard des exigences de la République nouvelle, sur les fous, sur les homosexuels, sur les anormaux, sur les femmes adultères, etc., autant de figures de l’Autre dans son étrangeté ou son caractère inassimilable. La haine engendre la persécution des suspects, la légitimation de la terreur, la théorie du complot, l’identifcation de l’ennemi parmi nous. Il s’agit toujours de s’attaquer « à un ennemi caché sous l’apparence du Bien (2) » et de punir sans limite l’Autre qui serait responsable de la souffrance humaine.
Grâce à ce livre – qui s’inscrit dans la tradition d’un Michelet en interrogeant la logique de la persécution –, je peux me formuler plus clairement pourquoi la grille de lecture causaliste me met si mal à l’aise. Car ce livre en offre une autre. J. Rogozinski écrit ainsi à propos de la haine «qu’aucune cause dans le monde ne permet de l’expliquer » mais que néanmoins « son apparition obéit à certaines règles (3) » et relève d’une logique.
À propos du 13 novembre 2015, comme des 7 et 9 janvier de la même année, il ne s’agit peut-être pas de rechercher les causes du phénomène. La recherche des causes ne conduit-elle pas à tenter de comprendre ? Faut-il essayer de comprendre et de les comprendre, ceux qui haïssent ? La perspective sociologique offre une grille de lecture qui revient sous couvert de s’interroger sur les causes, à légitimer, ou à justifer, ou à rendre compréhensible, ce qui est pourtant sans raison. L’essayiste américain Paul Berman écrivait dans la même veine, dans les pages Débats du Monde, qu’il n’y a pas de causes sociales au djihadisme : « La doctrine des causes profondes nous induit à penser que la rage insensée, étant le résultat prévisible d’une cause, ne saurait vraiment être insensée. Pire : la doctrine des causes profondes nous conduit au soupçon que nous pourrions nous-mêmes en être la cause (4) ». En effet, cette recherche des causes, telle qu’elle surgit ça et là, au sein des tentatives de chacun de parler de ce qui a fait trauma, tend à dériver vers une forme d’auto-reproche : ne sommes-nous pas la cause de leur haine?
Voilà peut-être pourquoi la recherche des causes sociales repose sur un postulat qui est passé sous silence, celui-ci qui veut croire à une explication qui permettrait de trouver la raison d’un tel surgissement de violence. « Chômage ou pauvreté : les sciences humaines nous disent que le contexte social peut permettre de comprendre la radicalisation islamiste. C’est une erreur. Le véritable ressort est la haine idéologique », écrit ainsi P. Berman.
La haine n’a pas de cause, mais est de l’ordre d’un affect au fondement même de la pulsion. Elle n’est pas le propre des plus pauvres, elle n’est pas le propre des sans emplois, elle n’est pas le propre des victimes de la cruauté du monde. Elle est au cœur de la topologie subjective et témoigne de ce rapport de proximité et de rejet à la fois, que le sujet peut entretenir avec la fgure de l’Autre. C’est là que « l’analyse apporte des lumières sur la haine de soi (5) », dit Lacan dans L’Éthique de la psychanalyse.Lacan le disait à propos de la clinique, Gardez-vous de comprendre. On peut le dire aussi àpropos de cette jouissance réelle qui fait irruption sous la forme atroce de ces passages à l’acte calculés.
Comprendre, n’est-ce pas une façon de continuer à fermer les yeux et de s’aveugler en voulant croire à une raison qu’il suffrait de supprimer pour supprimer du même coup la haine? La jouissance n’est pas une cause, mais elle a une logique. Les assassins-martyrs du djihad sont habités par « une sombre jouissance de tuer les autres en se tuant soi-même (6) ». Il n’est pas tant question de religion que de commandement pulsionnel. Il n’est pas tant question de transcendance que d’un extrémisme pulsionnel insensé.
Lacan en 1974 annonçait pour l’avenir le « triomphe de la vraie religion ». « Elle ne triomphera pas seulement sur la psychanalyse, elle triomphera sur beaucoup d’autres choses encore. On ne peut même pas imaginer comme c’est puissant la religion (7) ». Ce que nous vivons aujourd’hui en France témoigne-t-il du triomphe de la religion dont parlait Lacan ? De quelle religion est-il question dans ces passages à l’acte ? Celle de la jouissance plus que celle du monothéisme. Plutôt qu’un triomphe de la religion, nous vivons peut-être comme l’avait écrit le politologue Olivier Roy il y a quelques années une mutation de la religion. Le fondamentalisme serait alors « la forme la mieux adaptée à la mondialisation, parce qu’il assume sa propre déculturation et en fait l’instrument de sa prétention à l’universalité (8) ». Cette haine sans raison mais pas sans objet trouverait alors son terrain privilégié dans cette mutation de la religion, qui n’a plus pour fonction de relier et de faire lien social, mais de détruire et de commander.
Emmanuel Carrère l’écrivait dans son Royaume, rappelant l’opposition romaine entre la religio et la superstitio : «Instruits par l’expérience, nous redoutons par-dessus tout ceux qui prétendent connaître la formule du bonheur, de la justice, ou de l’accomplissement de l’homme, et la lui imposer (9) ». Et si nous les redoutons, c’est que nous lisons à travers cette certitude et ce rapport au Bien le chemin que se fraye la haine. Nous ne connaissons pas la formule du bonheur, ni celle de l’accomplissement de l’homme, mais avec Freud et avec Lacan, nous savons que c’est en nous gardant de la connaître que nous tenons à distance la logique de la haine. À la certitude, nous préférons l’incertaine identité de notre être. Car c’est aussi dans cette dimension d’incertitude, de remise en question de notre identité que gît notre histoire.
C’est ce qui fait notre singularité, une incertaine identité qui est une chance à condition qu’on soit prêt à la défendre face aux certitudes de la pulsion de mort.
Notes:
1 : On en avait un exemple paradigmatique en écoutant Jacques Rancière dans l’émission Répliques d’Alain
Finkielkraut sur « Les intellectuels, le peuple et la République » le 13 juin 2015, sur France-Culture à laquelle
participait Jacques-Alain Miller faisant valoir contre ce dernier l’effet angoissant de cette perspective causaliste.
http://www.franceculture.fr/emission-repliques-les-intellectuels-le-peuple-et-la-republique-2015-06-13.
Voir aussi: Laignel-Lavastine, A. ,La pensée égarée, islamisme, populisme, antisémitisme, essai sur les penchants
suicidaires de l’Europe, Grasset, 2015
2 : Rogozinski J., Ils m’ont haï sans raison. De la chasse aux sorcières à la Terreur, Cerf, 2015, p. 385.
3 : Ibid., p. 403.
4 : Berman P., « Il n’y a pas de causes sociales au djihadisme », Le Monde, 1 er décembre 2015, p. 16.
5 : Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Seuil, 1986, p. 108.
6 : Rogozinski J., Ils m’ont haï sans raison, De la chasse aux sorcières à la Terreur, Cerf, 2015, p. 41.
7 : Lacan J., Le Triomphe de la religion, Seuil, 2005, p. 79.
8 : Roy O., La Sainte ignorance. Le temps de la religion sans culture, Seuil, 2008.
9 : Carrère E., Le Royaume, P.O.L., 2014, p. 475.