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JOURNAL DES JOURNÉES
N° 28
le dimanche 4 octobre 2009, édition de 14h 15
גיל
S.O.S. SUJET SUPPOSE SAVOIR
Nouvelle rubrique : on interroge l’ensemble des lecteurs
comme sujet supposé savoir. Répondre à l’adresse jam@lacanian.net
Hébreu
Les caractères en hébreu mis sous le titre sont passés cette fois. Question pour la rubrique SOS-SsS : je voudrais savoir ce qu’ils signifient.
Philipe Benichou
GOOGLE MON AMOUR
par Jacques-Alain Miller
Chère Lilia,
« J’aime beaucoup, dîtes-vous, être une femme ». Ça tombe bien : j’aime beaucoup que vous en soyez une (premier piropo). Et d’ailleurs, nombre d’hommes sont comme moi (second piropo).
Vous n’êtes pas la femme, non ! non ! Lacan et ses mathèmes ne le permettraient pas, ni non plus vos consoeurs, mais vous êtes tout de même une femme superlative (piropo°3), allurale (piropo n°4), qui impose naturellement le respect (n°5), et suscite sans effort les hommages masculins (n°6), si bien que, il y a quatre ans, alors que François Leguil songeait à se présenter à la présidence de l’Ecole je lui avais demandé de différer de deux ans, notamment parce que, à mon avis, personne mieux que vous (n°7) ne pouvait négocier pour l’Ecole avec les hauts fonctionnaires nos statuts d’utilité publique, et que vous sauriez établir avec eux un rapport de force et de séduction que nous serions bien en peine d’égaler, Leguil comme moi-même (n° 8). Leguil, toujours chevaleresque, et prompt au sacrifice pour le bien commun, en avait convenu volontiers - ce qui lui valut deux ans plus tard de tomber sur un bec, en la personne de notre collègue Hugo Freda - qui, lui, têtu, et bien meilleur connaisseur de l’Ecole que moi à cette date, ne voulut pas accéder à ma demande de laisser cette fois le champ libre à Leguil, envers qui je me sentais en dette pour son abstention antérieure. Mais ceci est une autre histoire.
C’est vous dire que je vous considère comme un asset - le mot me vient en anglais, Wikipedia m’indique « une ressource basique » - de cette Ecole (n°9). Vous êtes en quelque sorte « d’utilité publique » pour l’ECF (n°10). Et, question « colonne vertébrale », vous vous posez là (n°11). Il n’est pas sûr qu’une colonne vertébrale, cela puisse s’acquérir passé un certain âge, mais nous pourrions tous prendre des leçons de maintien chez vous (n°12), même si je déplore qu’il vous arrive parfois d’introduire une tension inutile avec les collègues des instances, par susceptibilité et excès de fermeté (anti-piropo n°1, ce sera le seul).
Je viens d’enchaîner 12 piropos coup sur coup - est-ce assez, chère Lilia, pour me faire pardonner d’avoir osé marquer une légère, si légère, différence de sensibilité avec vous concernant l’usage des moteurs de recherche et des encyclopédies d’Internet ?
Je n’ai pas pour Wikipedia la condescendance qu’exprime votre « c’est sommaire ». Bien entendu, sur les choses japonaises, dont vous êtes fervente, vous démontrez avec brio que vous en savez long - je vais lire ce maître de kendo que vous citez - mais d’où le commun des mortels saurait-il ce que c’est que le Meiji ? Pour ma part, je crois l’avoir appris en hypokhâgne, où nous avions un programme d’histoire démentiel, dans un polycopié bleu, à savoir par cœur, sur les relations de l’Occident avec l’Asie à partir de l’expédition du commodore Perry. Mais ceci n’est pas au programme des études de médecine, ni de psychologie. Et là, Wikipedia est un recours à portée de la main. Pour ma part, je reconnais volontiers que, sur le Meiji comme sur Perry, Wiki en sait bien plus que moi. Je ne suis pas songé à consulter Wiki sur Lacan, car j’ai toute raison de supposer que là, j’en sais bien plus long.
De même, quand il m’est venu d’évoquer le « thinking out of the box », je me suis demandé d’où cela venait exactement, j’ai pensé : Kortabinski, sa praxéologie ? Polya et son How to solve it ? La sémantique générale de Kozybski ? J’ai tapé : <thinking out of the box> , et hop ! j’avais la réponse, qui n’était aucune de celles-là.
Bref, Wiki + Google, c’est l’accès en deux clics à un puissant Sujet supposé savoir. A la différence de Hal, l’ordinateur fou dans le 2001 de Kubrick, il n’est ni mégalomane, ni dépressif ; c’est le bon Génie de la bouteille, une Mère nourricière, « Demande, et tu seras exaucé », un grand Autre - de la demande, non du désir - affable, serviable, toujours prêt, qui donne et ne demande rien, qu’on ne risque pas d’offenser par un signifiant de travers, qui ne dort jamais, qui a réponse à tout, ou presque, et qui pousse la complaisance jusqu’à ne pas se prendre pour le Savoir absolu : il signale lui-même qu’il est « sommaire », c’est à dire incomplet, troué, perfectible, il est évolutif, coopératif, unendlich. Bref, le binôme Wiki-Google, je l’aime. C’est pour moi une sorte de parent combiné. Google, où travaille mon neveu Julien à New York, fait, en quelque sorte, partie de la famille. Wiki, mauvais à ses débuts, a fait depuis lors un rétablissement sensationnel.
J’ai visiblement, me dis-je en écrivant, un gros transfert à ce Sujet supposé savoir. Donc, quand j’ai eu le sentiment que vous marquiez une réticence, un certain dédain, à son égard, et que vous le faisiez au nom des Ecrits, je me suis en effet un peu enchevêtré avec vous.
Maintenant, c’est avec les femmes-analystes de l’Ecole et alentour, que vous allez vous trouver enchevêtrée. Nos collègues ne vont évidemment pas apprécier l’ondée de piropos que j’ai fait pleuvoir sur vous, nouvelle Danaé. Je vais sans doute faire lever chez quelques-unes, en toute confraternité, le Wunsch de vous étrangler, comme Diane Kruger dans Inglorious Bastards, sur le thème bien connu, « Qu’a-t-elle donc de plus que moi ? ». Ce n’est pas pour vous faire peur, je le sais.
Quant à moi, je me rapproche dangereusement du sort d’Orphée. Moi, oui, j’ai peur. Je vais la sentir passer : bouderies, criailleries, engueulades. Mais, bon, j’aviserai. A chaque jour suffit sa peine.
Baisers. Bonjour à Jean-Marie.
PS. Je consacrerai le Journal suivant, troisième et dernier de ce dimanche, à la question des salles, abordée par Hélène Deltombe, Hervé Castanet, et Nathalie George, dans des termes qui sont à retenir, ainsi qu’à l’envoi des textes, qui débute ce soir à minuit.
Le choix de Bartleby
ou la pulsion de mort selon Hermann Melville
par Catherine Lazarus-Matet
Les aliénistes savaient que certains états maniaques, persécutifs ou mélancoliques pouvaient conduire un individu vers la mort. Hermann Melville a eu, quant à lui, le génie d'imaginer la force de la pulsion de mort chez un homme coupé de toute dialectique, un homme sans histoire, sans passé et sans avenir, tout entier résumé dans une unique phrase qui plonge son interlocuteur dans un abîme de curiosité et de perplexité. Bartleby, copiste chez un notaire qui cherchera à saisir son secret, le secret de son attitude si étrange, Bartleby, donc, répond à toute demande par un "Je préférerais ne pas", ou, selon les traductions "J'aimerais mieux pas", façon inébranlable de dire non, refus systématique qui l'entraînera vers la mort.
La vie de Bartleby est contenue dans son activité de copiste dans laquelle il est exceptionnel. Refusant invariablement de faire quoique ce soit d'autre qu'écrire, n'ayant pas le moindre échange avec ses collègues, il désarme son patron par la forme même de sa réponse. "I would prefer not to" n'est vraiment pas un refus ordinaire. Ce n'est pas un non direct, c'est une manière ferme de dire sa décision tout en étant doux et courtois. Le lecteur pourrait croire, comme le notaire, que l'usage du conditionnel appelle une suite, une explication au moins, une adresse à l'autre, mais lorsque Bartleby dit qu'il "aimerait mieux pas" quand il est sommé de rendre compte de son refus, alors le lecteur et le notaire entrent dans l'univers de silence et d'infinie solitude de Bartleby.
Le notaire, pourtant touché, fasciné par son copiste, cherchera à s'en défaire en déménageant son étude ("I would prefer not to", avait dit Bartleby quand on lui intima l'ordre de trouver un emploi ailleurs). Mais toujours intrigué, il le retrouvera, interné. Voulant améliorer son ordinaire, il lui rendra visite, lui offrira de bons repas. Mais Bartleby "aimerait mieux pas" manger. Il vit sans manger, dira-t-on au notaire. Et la mort viendra.
Le lecteur reste sur sa faim. C'est l'autre trouvaille de Melville. L'énigme de cette existence ne sera jamais levée. Jamais on ne saura pourquoi Bartleby était dans un tel rapport à l'Autre. Le lecteur saisira seulement que la réponse à l'énigme se loge dans la réponse énigmatique même de Bartleby. Aucune autre explication de son destin ne serait plus juste que cette phrase où se conjoignent le choix du sujet et son enfermement même. Bartleby apprend au notaire que la pulsion de mort s'inscrit là dans la réduction extrême du langage. L'existence de Bartleby ne pouvait se loger que dans le grand livre des signifiants à recopier, condition vitale exclusive. Et auprès de ce notaire, dans un univers figé pour toujours. Bartleby n'avait pas à répondre à des questions toujours inutiles, sa vie se déroulait hors signification, hors interprétation, hors explication. Le sujet mort était tout entier dans son énoncé unique, survivant dans l'écriture inlassable des mots des autres.
Maurice Blanchot écrivait que ""J'aimerais mieux pas" appartient à l'infini de la patience où vont et viennent les hommes détruits" (cf. "Discours sur la patience"). Peut-être, car l'attente infinie est du côté de la mort. Mais surtout, Melville a su magistralement établir le contraste et le lien entre la puissance mortifère d'un tout petit énoncé et le non-sens infini de l'Autre du langage. Pas d'interprétation, puisque pas de sens.
Septembre 1998
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