On
ne mesure peut-être pas toujours bien, ou on oublie, la proposition
inouïe que fait Lacan dès son texte fondateur « Fonction et champ de la
parole et du langage en psychanalyse »[1].
Quelle est-elle ? Il propose de considérer l’expérience analytique – et
finalement l’expérience humaine – comme étant essentiellement une
expérience de parole. Un choix s’impose alors au praticien.
Contre le psychologisme
Cette proposition est un point de vue radicalement différent de celui des « professionnels des idées »[2]
pour qui l’expérience commune est une expérience sensible. En d’autres
termes, le sens commun conçoit l’être humain comme un individu doté d’un
corps et d’un appareil psychique qui en est la doublure, s’avançant
dans le monde guidé par ses sens : le réel consiste alors à « embrasser
les arbres »[3].
Dans une psychanalyse se confondant avec la psychologie, « nul doute
que dans cette voie, se flairer réciproquement ne devienne le fin du fin
de la réaction de transfert »[4].
Or, si nous regardons les hommes vivre, il n’est pas difficile de
rejoindre Lacan dans son constat : ils parlent entre eux, se taisent,
rétorquent, se réunissent, s’interrogent, font des colloques, etc.
Inversement, l’homopsychologicus[5] s’aperçoit mal. Les facultés mentales ne s’attrapent in fine
que par des actions de parole ou d’écriture : répondre à une série de
questions. Ces dispositifs expérimentaux accèdent-ils à la faculté que
l’on interroge ou au discours par lequel on veut attraper cette
faculté ? La psychologie d’aujourd’hui double ce premier a priori d’un
second : ces facultés se confondraient, par zones, au cerveau, plus
précisément aux réseaux de neurones. C’est cette voie, la construction
de l’homopsychologicus que Lacan dénonce comme étant bien plus dangereuse que le scientisme physicien[6] !
Freud a mis en valeur ce point essentiel que l’homme est pris dans
une expérience de parole, et il a choisi dans cette expérience de parole
trois phénomènes de langue pour le démontrer : le rêve, le lapsus et le
mot d’esprit.
Un point commun les réunit : dans les trois, il y a bien des énoncés
mais dont l’énonciation est incertaine pour un laps de temps. Production
nocturne qui ne vous demande pas votre avis, raté de langue que vous ne
vouliez pas, mot d’esprit qui vous dépasse sont autant d’énoncés qui
vous traversent et dont vous vous faites l’énonciateur par raccroc.
Autant de modalités du caractère trans-individuel de l’inconscient où se
produit le sujet dans un rapport à l’Autre. En effet, comme l’indique
J.-A. Miller, « l’analyse freudienne du Witz justifie Lacan
d’articuler le sujet de l’inconscient à un Autre, et de qualifier
l’inconscient comme trans-individuel. On peut passer de “ l’inconscient
est trans-individuel ” à “ l’inconscient est politique ” dès lors qu’il
apparaît que cet Autre est divisé, qu’il n’existe pas comme Un. »[7]
La parole trans-individuelle
Lacan rappelle une chose évidente qui semble à l’époque avoir échappé
aux psychanalystes eux-mêmes : « Qu’elle se veuille agent de guérison,
de formation ou de sondage, la psychanalyse n’a qu’un médium : la parole
du patient »[8].
Il précise qu’il n’y a pas de parole sans réponse, et en même temps
dresse la figure d’un praticien en auditeur silencieux. Il y a là un
paradoxe apparent, or la réponse est du sujet, et ne relève d’aucune
individualité.
Maintenant si le praticien méconnait la fonction de la parole, « il
n’en subira que plus fortement l’appel, et c’est le vide qui d’abord s’y
fait entendre, c’est en lui-même qu’il l’éprouvera et c’est au-delà de
la parole qu’il cherchera une réalité qui comblera ce vide. Ainsi en
vient-il à analyser le comportement du sujet pour y trouver ce qu’il ne
dit pas »[9].
Voilà le moment très précis où l’intérêt pour le comportement
s’insère : à partir d’une méconnaissance de la fonction de la parole et
une difficulté d’être un auditeur silencieux. À l’inverse, dire la
parole c’est la politique, c’est faire apercevoir la cure comme « le
contraire d’une réduction, c’est une amplification, c’est le transport
de l’inconscient hors de la sphère solipsiste pour le mettre dans la
Cité, le faire dépendre de “L’histoire”, de la discorde du discours
universel à chaque moment de la série qui s’en effectue. »[10]
[1] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 237-322.
[2] Ibid., p. 266.
[3] Ibid., p. 267.
[4] Ibid.
[5] Lacan J., « Intervention sur le transfert », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 217.
[6] Ibid.
[7] Miller J.-A., http://www.hebdo-blog.fr/linconscient-cest-politique/
[8] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », op. cit., p. 247.
[9] Ibid., p. 248.
[10] Miller J.-A., http://www.hebdo-blog.fr/linconscient-cest-politique/
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