Une famille pour tous, la chronique d’Hélène Bonnaud
La jeune flle qui s’est suicidée, ce 10 mai 2016, a réussi sa mort. Elle l’a réussie car la pulsion de mort qui l’a poussée à se jeter sous le train de la ligne C du RER à Égly n’était pas seule en jeu. La pulsion scopique était de la partie, comme si la jeune flle se soutenait de son image tout au long de son trajet vers l’acte. Son choix a été de faire de sa mort une monstration, une mort non pas sur ordonnance, mais sur écran. Elle a mis en scène ce moment décisif où le corps qui chute, à l’entrée du train dans la gare, est capté par la caméra du smartphone, installant l’Autre dans l’horreur propre à l’instant de voir. En effet, l’application Périscope permet de partager des vidéos en temps réel. Il y a collision entre l’acte et l’image qui répercute l’impensable. Ce court-circuit de la parole est extrême. Il n’y a ni avant ni après, ni temps pour comprendre, ni temps pour savoir. L’horreur est dans le quart de seconde où l’effroi saisit celui qui regarde, devenu coupable d’avoir vu. L’instant se fge dans le temps même où il est agi.
Pas de parole
Le suicide est toujours un acte sans parole. Certes, il y a les lettres laissées qui viennent expliquer le choix de mourir. C’est toujours apaisant pour les proches, de trouver un écrit qui donne une cause à cette décision, mais, lorsqu’une telle lettre existe, elle s’avère souvent culpabilisante. Quand le suicide se fait sans laisser d’écrit, le hors-sens de l’acte engendre la stupeur et l’angoisse. Le suicide a ceci de particulier qu’il laisse les questions ouvertes, sans réponse. Le sujet n’est plus là pour nous dire. Il s’est fait taire. Il s’est fait cette violence-là, de ne plus vouloir parler ni aimer, ni jouir de la vie. En cela, son acte a toujours une dimension de réussite. Lacan le dit ainsi : « Le suicide est le seul acte qui puisse réussir sans ratage. Si personne n’en sait rien, c’est qu’il procède du parti pris de ne rien savoir» (1).
Périscope, le dernier lien
Pour Océane, âgée de 19 ans, les derniers mots se sont écrits sur Périscope, fux de vidéos partagé en direct, relayé par Twitter. Dans ses derniers messages, elle accusait son petit ami de violences et de viol. Cette accusation semble être lancée comme une vengeance voulant atteindre le jeune homme et l’entraîner dans la spirale de la culpabilité, voire dans le sentiment de la faute. Elle le désigne comme étant le coupable de sa mort programmée. Le signifant « accusation » prend ici une dimension particulière puisque la jeune flle accuse et disparaît. Sa parole est certitude. Elle vient nommer sa persécution.
L’accusation
Dans la mélancolie, le sujet s’accuse lui-même, se fait des reproches. Il se sent coupable d’exister. D’où la référence de Lacan à l’enfant non désiré (2) comme marque indélébile de sa douleur de vivre dans un monde où il n’a pas été attendu. Il semble – nous ne cherchons pas à cerner le cas d’Océane, mais à saisir la particularité de son acte suicidaire à travers le peu d’éléments que nous savons d’elle – que l’accusation adressée par la jeune flle à son petit ami réponde à sa souffrance, en faisant de lui la cause de sa mort. Elle a projeté sur lui, l’ombre de l’objet a, cause de son destin mortel. De fait, cette relation amoureuse était parvenue à sa fn, même si l’acte suicidaire indique que, pour Océane, la rupture devait être assortie d’une accusation de viol. Plutôt que de supporter la séparation, elle décide de se séparer de l’Autre. Plutôt mourir que de subir d’être laissée tomber. Océane, en effet, avait déjà évoqué son intention de se suicider. Son acte s’inscrit dans un appel à la mort que Lacan a appelé « un désordre provoqué au joint le plus intime du sentiment de la vie » (3). Lacan précise que le suicide marque la rupture entre la parole et l’acte. En voulant sortir de la chaîne signifante, le sujet devient « plus signe que jamais. La raison en est simple — c’est précisément à partir du moment où le sujet est mort qu’il devient pour les autres un signe éternel, et les suicidés plus que d’autres » (4).
Un laisser tomber
C’est sous ce signifant « laisser tomber » qu’un sujet est happé par l’acte suicidaire. Dans le cas d’Océane, comme dans tous ceux où le choix de mourir se fait selon cette modalité de se jeter sous les roues d’un train ou par la fenêtre, le laisser tomber est agi. La pulsion de mort précipite le sujet dans le rejet de l’Autre. Dans la mélancolie, le sujet se prend pour l’objet dont il doit se séparer. En se suicidant, le sujet tombe. Ainsi, Océane n’a pas fait de son petit ami l’objet à évincer, mais choisi de s’en prendre à elle-même comme objet qu’on lâche. L’acte suicidaire fait surgir l’objet comme objet à détruire. Choix du laisser tomber. La mise en jeu de Périscope indique combien, pour Océane, la mort semble se confondre avec ce qu’elle agissait, en fxant l’acte dans l’œil de la caméra. Montrer sa mort. La rendre visible, « Autre » – au sens où Lacan dit de la femme qu’elle est Autre à elle-même. Mais on peut y entendre aussi qu’elle a voulu la faire passer dans le champ de l’Autre comme pur déchet, palea, reproche mis en jeu dans le miroir de l’écran, afn de la faire, cette mort, plus réelle que ce qu’aucune parole n’aurait pu énoncer. L’image, dans ce cas, touche à l’effraction de la mort. Elle capte l’irreprésentable de ce que nous ne pouvons désigner que comme vision d’horreur qui en signe l’impact. Mourir en live, c’est mourir en objet a réalisé.
Notes:
Notes:
1 : Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 542.
2 : Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 245.
3 : Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose » , Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 558. 4 : Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, op. cit., p. 245.
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