«Les symptômes dans la
civilisation sont d’abord à déchiffrer aux États-Unis d’Amérique» Eric Laurent
et Jacques-Alain Miller, L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique
Retour vers le futur : les
années Spitzer
La publication du DSM-III sous
la direction de Robert Spitzer en 1980 a marqué un tournant dans l’histoire de
ce manuel, entièrement remanié à cette époque pour répondre à une plus grande «
scientificité ». C’est aussi un tournant
dans l’histoire de la psychiatrie, entièrement reconfigurée par un redécoupage des symptômes, qui prennent
alors le nom de « troubles » (disorders).
R. Spitzer a ouvert toute une
démarche de nomination et d’invention d’une nouvelle langue psychiatrique.
Celle-ci est basée sur une taxinomie qui fonctionne seule – entre experts qui
ne cessent de nommer et de renommer des troubles –, mais qui a fini par s’imposer comme la langue de référence pour les
administrations, les laboratoires pharmaceutiques, les universitaires et les
médias.
En 1981, c’est lui qui organise
le célèbre vote à main levée du groupe de travail du DSM-III qui conduira au
retrait de l’homosexualité du manuel des maladies mentales. La main levée, le
consensus inter-juges vont devenir la « garantie scientifique » du DSM. Il s’agit en effet, pour les autorités
sanitaires, de savoir si tous les psychiatres et psychologues portent bien le
même diagnostic pour le même patient. Elles exigent un manuel sur la base
duquel établir des remboursements et procéder aux enquêtes épidémiologiques. Le
docteur Spitzer s’associe alors à un statisticien, Fleiss, pour créer un index,
dit Kappa de Fleiss, qui est une mesure statistique indiquant si le degré de
concordance entre un diagnostic porté par un certain nombre de psychiatres et
la classification proposée par le DSM est
plus fort que ce qui pourrait être attendu si la classification était faite au hasard. Un diagnostic peut ainsi
être considéré comme fiable s’il répond à un
index Kappa fort.
Afin
d’obtenir une validité inter-juges stable, Spitzer choisit de ne considérer que
les catégories les plus larges, comme la dépression ou la psychose, et met au
second plan de son étude des catégories plus fines,
tels que « les troubles de la personnalité » ou « l’angoisse ». En procédant
ainsi pour déterminer la fiabilité inter-juges,
Spitzer prend peu de risques… Cela semble être la seule façon d’obtenir des
diagnostics communs ou consensuels.
Cependant, petit à petit,
édition par édition, révision par révision, le DSM a fini par devenir un manuel dans lequel même les grandes
catégories diagnostiques ont perdu de leur sens. L’expression « spectre » en
est le parfait exemple : on ne sait plus bien ce que désigne cette catégorie,
de création récente dans le DSM, nommée « troubles du spectre autistique », mais
aurait-on idée, en médecine, d’établir celles de « troubles du spectre
cardiaque » ou de « troubles du spectre rénal » ?
R. Spitzer a ainsi créé un DSM
standardisé, avec l’aide de la statistique, de la moyenne des troubles
observés, validés par les experts par un système de consensus (le vote à main
levé). Jadis une référence hégémonique, cette pseudo-démocratie scientifique
touche à sa fin.
Le programme de recherche fixé
par Joshua Gordon
L’actuel directeur du National
Institute of Mental Health (NIMH), le docteur Joshua Gordon, préfère que les
psychiatres s’intéressent aux mathématiques plutôt qu’aux statistiques.
Dès son arrivée en septembre
2016 à la tête du NIMH qui gère plus de 2,5 milliards de dollars de fonds, il
réclamait dans une interview donnée à Nature que les chercheurs en
neurosciences se forment aux mathématiques pour qu’à l‘avenir « tout
expérimentateur soit aussi un théoricien » (en attendant, il « encourage des
collaborations interdisciplinaires à longterme entre les neurobiologistes
expérimentateurs et des théoriciens, mathématiciens ou physiciens » : « Nous
devons injecter plus de mathématiques à tous les niveaux du portefeuille
d’activités du NIMH. » Il promet que : « Les maths peuvent notamment avoir un
impact à court terme en psychiatrie pour des choses comme la prédiction des
réponses individuelles aux médicaments et plus généralement pour l’amélioration
de la médecine de précision. » (1)
Son désir est d’assainir le
milieu qui ne cesse de produire statistiques sur statistiques sans jamais rien
découvrir ni améliorer les traitements. Il a défini ses trois axes de travail :
« les résultats cliniques faciles à obtenir, les circuits neuronaux et les
mathématiques, beaucoup de mathématiques ». Il souhaite poursuivre les
orientations de ses deux prédécesseurs vers une psychiatrie biologique avec le
même présupposé : « les troubles psychiatriques sont des désordres du cerveau
». Il conclut que « pour faire des progrès dans les traitements [des problèmes
psychiatriques], il nous faut vraiment comprendre le cerveau ». Et d’ajouter :
« Cela ne signifie pas que nous ignorons le rôle important de l’environnement et
des interactions sociales – nous savons que leur impact est fondamental. Mais
leur impact est sur le cerveau. »
Le problème qu’avait rencontré
Thomas Insel dans la communauté psychiatrique à l’époque de son mandat était
justement l’abandon des recherches sur le cerveau au profit d’un appétit pour le
classement des comportements et l’apparition de nouvelles entités
diagnostiques.
Mais que sont donc ces nouveaux
modèles mathématiques qui viennent disputer au modèle statistique sa légitimité
?
Big Data, nouveau credo
« Si l’approche du DSM était
fondée sur un consensus d’experts, celle du Research Domain Criteria (RDoC)
revendique d’être guidée par les données (data-driven approach) », annonce le
directeur du NIMH. « Le challenge de l’approche du RDoC est la taille et la
précision de l’entreprise » de recueil et d’analyse des données. En effet, les
analyses multidimensionnelles à partir des « critères de domaine » requièrent
un large ensemble de données.
C’est ainsi que le NIMH a lancé
le programme All of US research, qui va enrôler un million de participants.
C’est un élément clé de la Precision Medecine Initiative, lancée par Barack
Obama en 2015 afin d’orienter la médecine classique, établissant ses résultats
sur le patient moyen (défini statistiquement), vers la médecine personnalisée du
futur, qui ne s’intéresse qu’aux réponses de chaque individu à un traitement. «
Les participants vont remplir des formulaires d’enquêtes, fournir des
échantillons biologiques et donner leur assentiment pour rendre public leur
dossier médical électronique pour les besoins de la recherche. » Les patients
seront constamment branchés sur un portail internet afin d’enregistrer les
données les concernant : sommeil, alimentation, habitude de vie, etc.
« Notre tâche est alors simple.
Développer un panel de mesures comportementales hébergé sur internet »,
explique J. Gordon, « rassembler les données, les rendre accessibles
gratuitement pour les chercheurs, et financer ces chercheurs pour qu’ils
utilisent l’approche guidée par les données afin de décrypter les comportements
dans ces composants de base. »
Cette initiative a été autorisée
en 2014 par le National Institute of Health (NIH), sous l’impulsion d’Obama :
il a fallu changer les lois en matière de données numériques, pour que
dorénavant le recueil clinique puisse être « posté » sur le web et les données
personnelles saisies, transmises via le net (2). Le Big Data semble offrir en
effet les garanties statistiques requises pour une telle opération. Le marché
est même estimé à 3 000 milliards de dollars et de nombreuses start-ups se
créent aujourd’hui dans le but de proposer à la vente des applications pour
analyser les données et détecter de futures maladies mentales.
« Il serait tentant, souligne J.
Gordon, de réduire la complexité du cerveau »... Mais pour « exploiter cette
complexité, il va nous falloir intégrer tous les savoirs, de la biologie
moléculaire au comportement, dans nos modélisations du fonctionnement du
cerveau ». Et c’est là qu’il s’en remet aux maths : « Cela requiert des
mathématiques sérieuses ». Pas si simple de répondre à des questions telles que
: « Comment la structure d’un neurone affecte-t-elle son intégration dans un
circuit ? Comment ce circuit neuronal affecte-t-il le système dans lequel il
s’inscrit ? Comment l’activité dynamique dans ces systèmes neuronaux
influe-t-elle sur le comportement ? » L’ambitieux directeur confie finalement : «
intégrer toutes ces données pleinement caractérisées requiert un niveau de
rigueur mathématique que la plupart d’entre nous, moi y compris, n’ont pas
encore consacré au problème ». Commençons par apprendre les mathématiques,
continuons à collecter toutes les données de tous, et ce flou certainement se
dissipera « à long terme ».
Paradoxes
On ne peut qu’être surpris du
paradoxe qui consiste à prétendre fonder une médecine personnalisée de
précision en passant de l’evidence-based au data-driven approach.
Parions plutôt que nous
assistons à la naissance d’un nouveau discours, qui ne prend plus dans sa trame
« le sujet moyen » de la statistique, mais un nouveau sujet, le méta-sujet que
cracheront les giga-octets de métadonnées recueillies. Nous connaissons déjà le
vocabulaire de la langue qu’il parlera : il est constitué des critères de
domaines et de leur sous-catégories démultipliées, contaminés par la jouissance
des évaluateurs et des théoriciens se réclamant du scientifique.
Les cliniciens en viendront-ils
à regretter le DSM, dont la mort est désormais programmée ?
1 : Abott A., «
U.S. mental-health chief : psychiatry must get serious about mathematics », 26
oct. 2016, Nature, disponible sur internet, ici
2 : Van Noorden
R., « US agency updates rules on sharing genomic data », in Nature, Sept 1st, 2014,
disponible sur internet, ici
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