Une pratique post-interprétative
En explorant le dernier enseignement de Lacan, J.-A. Miller met au jour ce qui en constitue la “ route romaine ”. Lacan introduit un “ nouveau réalisme ”, ce qui suppose “ qu’en deçà de la structure il y a un réel de données immédiates ”, “ un réel préalable à quoi la structure donne sens, et qui par là, même ne peut être défini, aussi impensable que cela puisse paraître, que comme hors sens, (…) par rapport à quoi la structure apparaît non seulement comme une construction, mais comme une élucubration. Ces deux termes sont corrélatifs, le réel hors sens et l’élucubration de savoir. ” (1)
L’inconscient réel et l’une-bévue
J.-A. Miller a mis en lumière un énoncé de Lacan dans le dernier texte des Autres écrits, qu’il rebaptise “ L’esp d’un laps ” : “ Quand (…) l’espace d’un lapsus n’a plus aucune portée de sens (ou interprétation), alors seulement on est sûr qu’on est dans l’inconscient. ” Et un peu plus loin Lacan évoque Freud, “ théoricien incontestable de l’inconscient (qui n’est ce qu’on croit, je dis : l’inconscient, soit réel, qu’à m’en croire. ” (2). C’est l’envers de la thèse classique “ le désir inconscient, c’est son interprétation ”. Lacan disjoint interprétation et inconscient, qui jusqu’ici étaient toujours noués, il sépare le signifiant du lapsus et le signifiant de l’interprétation : S1 // S2 (3). Cette disjonction défait le principe de la chaîne signifiante, l’articulation S1 → S2. “ Cela attaque ce qui est, pour nous, le principe même de l’opération analytique, pour autant que la psychanalyse a son départ dans l’établissement minimal, S1 – S2, du transfert. ” (4). L’algorithme du sujet supposé savoir écrit cette connexion signifiante ; la naissance du transfert est une mobilisation du savoir inconscient. J.-A. Miller appelle “ inconscient transférentiel ” cet inconscient qui suppose le lien de S1 et S2 – c’est l’inconscient freudien – et il l’oppose à l’inconscient réel, qui apparaît quelquefois sous la plume de Lacan, et qui est, lui, de l’ordre de “ l’un tout seul ”.
Quand Lacan commence son XXIVème Séminaire en disant vouloir “ introduire quelque chose qui va plus loin que l’inconscient ” (5), quand il traduit, en jouant de l’équivoque, l’inconscient freudien Unbewusst par “ l’une-bévue ”, c’est le même mouvement qu’il opère : “ c’est un effort pour situer l’inconscient au niveau du réel hors sens ” (6). La bévue, c’est la “ base matérielle de l’inconscient comme données immédiates, c’est l’achoppement, le trébuchement, le glissement de mot à mot ”. C’est la matérialité qui précède la finalité signifiante, le sens, soit la connexion S1-S2. Lacan resitue ici la bévue avant l’inconscient. M’inspirant du schéma du cours de J.-A. Miller du 14 mars 2007, où il propose de distinguer le temps logique antérieur (numéro 1) de la bévue, de celui de l’inconscient (numéro 2), j’inscris la différence entre l’inconscient réel et l’inconscient transférentiel, la déconnexion de l’articulation qui produit du sens, soit ce qui relève du registre de l’Un ou du registre de l’Autre :
Une-bévue S1//S2 ics réel Un
Ics S1→S2 ics transférentiel Autre
L’inconscient n’apparaît donc que lorsqu’on ajoute une signification. C’est une transformation que Lacan appelle dans son Séminaire XXIV “ faire-vrai ” : “ (…) la psychanalyse, c’est ce qui fait vrai. Mais comment faut-il l’entendre ? C’est un coup de sens. C’est un sens-blant. ” (7) La psychanalyse donne un sens de vérité à la donnée immédiate, commente J.-A. Miller, un faire-vrai qui, au regard du réel, n’est que semblant (8).
Une-bévue ics réel
Faire-vrai ↓
Semblant 2. ics
Articulation, désarticulation
Pour J.-A. Miller, le terme d’interprétation désigne classiquement l’opération de connexion S1-S2. Pour tirer les conséquences du dernier Lacan, il faut penser une pratique interprétative qui viserait l’Un. Il en a déjà donné le principe dans une intervention à l’ECF en 1995, qui a marqué les travaux sur l’interprétation : “ L’interprétation à l’envers ” : “L’envers de l’interprétation consiste à cerner le signifiant comme phénomène élémentaire du sujet, comme d’avant qu’il soit articulé dans la formation de l’inconscient qui lui donne sens de délire. ” Il s’agit de “ reconduire le sujet aux signifiants proprement élémentaires sur lesquels il a, dans sa névrose, déliré. ” (9) Plutôt que de favoriser le délire, qui a la même structure que l’interprétation, S1 → S2, il faut “ retenir le S2, ne pas l’ajouter aux fins de cerner le S1 ”. Cette pratique interprétative, plutôt que d’être une ponctuation, qui boucle le sens, se repère sur la coupure, sur la séparation S1//S2. On retrouve une formulation très proche dans le cours récent du 10 décembre 2008. Il y reprend la distinction entre le hasard et le destin, la contingence et la trame destinale, issue de la Conférence “ Joyce le symptôme ”. “ Du seul fait que nous parlons, une trame s’institue entre les hasards (…). Un ordre émerge à partir de faits de répétition (…) ”.
C’est une “ transformation de la contingence en articulation ”. La pratique post-interprétative vise alors à “ reconduire le sujet aux éléments absolus de son existence contingente ”, c’est-à-dire “ reconduire la trame destinale du sujet de la structure aux éléments primordiaux, hors articulation, c’est-à-dire hors sens, et on peut le dire, parce que absolument séparés, absolus. ” Cela change la fonction de l’interprétation, qui n’est plus de “ proposer un autre sens ”, révéler un sens caché (S1→S2), mais de “ défaire l’articulation destinale pour viser le hors-sens, ce qui veut dire que l’interprétation est une opération de désarticulation. ”
Révélation/satisfaction, événements de vérité/événements de jouissance
Tout comme il a extrait de “ L’esp d’un laps ” la disjonction inconscient – interprétation, Miller souligne encore une autre phrase, qui présente une sorte de “ court-circuit ” et en développe les conséquences : “ Le mirage de la vérité, dont seul le mensonge est à attendre (…) n’a d’autre terme que la satisfaction qui marque la fin de l’analyse. ” (10)
Deux registres sont ici adjoints : celui de la vérité – qui est “ vérité menteuse ”, dit Lacan dans le même texte – et celui de la satisfaction. La vérité ment, par rapport au réel. “ Le mensonge de la vérité est structurel, puisque le vrai et le réel sont distincts ”, rappelle J.-A. Miller à Buenos-Aires (11). Lacan parle dans ce texte de la fin de l’analyse et de la passe. J.-A. Miller déploie cette problématique et les conséquences de cette distinction sur notre conception de la passe. La fin de l’analyse ne se formule pas ici en termes de révélation ultime ou de démonstration, mais dans le registre de la jouissance. Il n’y a pas de vérité sur la jouissance non plus, l’analyse mène plutôt à une “ reconfiguration ” du rapport à la jouissance qui “ permet de passer de l’inconfort à la satisfaction ” (12). Si l’interprétation est pensée classiquement à partir de la révélation, que serait “ une interprétation qui donnerait satisfaction à l’analysant ” ? “ Et une interprétation informée de ce que ( …) le réel ne peut mentir ” ? (13).
Les deux registres de la vérité et de la jouissance, incompatibles, sont constamment mis en relation et en tension, autant en ce qui concerne la fin de l’analyse et la passe qu’en ce qui concerne ce qui se passe dans l’analyse elle-même. Il y a des révélations dans l’analyse, et souvent même toute une phase du début est un temps enthousiasmant de mise en forme et de révélations. Puis vient une période plus ou moins longue et pénible de “ tourner en rond ”, où la jouissance semble plus forte que le savoir inconscient. “ On attend que ça cède ”. Puis quelque chose se vide, perd son sens ; et du mode de jouir peut s’extraire une satisfaction (14). L’interprétation est-elle la même à ces différents moments ? Miller fait la distinction entre les “ événements de vérité ” qui se produisent dans l’analyse et les“ événements de jouissance ”. Nous connaissons bien l’interprétation comme “ aide à la révélation ” (15) ; il nous faut penser une interprétation par rapport à ce qui produit de la jouissance, et se poser “ la question de savoir ce qui, dans la psychanalyse, peut être déplacé de la jouissance ” : “ l’interprétation se juge à l’événement de jouissance qu’elle est capable à terme d’engendrer. ” (16). Cette question est essentielle dans la mesure où, avec le dernier Lacan, la psychanalyse est abordée dans la perspective du sinthome.
Interprétation et sinthome
Le symptôme que Lacan formalise à partir de l’enseignement qu’il tire de Joyce – et qu’il réécrit sinthome – n’est plus le symptôme comme formation de l’inconscient à déchiffrer ; “ le symptôme n’est plus une métaphore ” (17). J.-A Miller a maintes fois parcouru ce passage du symptôme au sinthome et abordé par différents angles la nature du sinthome. Dans ses cours du 12 mars et du 10 mai 2008 par exemple, il bâtit sur le binôme avènement de significations/ événement de corps une série d’oppositions pour circonscrire le changement conceptuel, qui répercutent la disjonction du sens et de la jouissance, de la vérité et du réel : il oppose les formations de l’inconscient - en tant qu’elles sont déchiffrables et ont un sens de désir, et partent du présupposé du langage et de la communication – aux événements de corps – qui ont un sens de jouissance et présupposent lalangue et la satisfaction. Sur ces deux axes se répartissent également l’interprétation-déchiffrage et l’interprétation-coupure.
J.-A. Miller a souligné combien le symptôme est un composite dans le dernier enseignement de Lacan, qui en dit des choses qui vont en divers sens (18). Le symptôme comme lettre, comme “ jouir de l’inconscient comme d’une lettre ”, le sinthome comme agrafe S – R, la varité ou le réel du symptôme, le savoir-y-faire avec le symptôme, le sinthome comme quatrième rond du nœud, le sinthome comme événement de corps, etc. Toutes ces dimensions dégagées après Encore ont été mises en lumière par J.-A. Miller, qui balise progressivement cet immense champ d’investigation, en accentue tout à tour certaines facettes, et construit en chemin certaines notions (comme en 1998 la notion de “ partenaire-symptôme ”). Je retiendrai ici deux moments de ce trajet, qui, me semble-t-il, montrent dans ses cours un changement d’accent quant au sinthome.
Entre sens et réel
Les deux interventions de 1997 en Espagne, parues dans le volume “ Le symptôme charlatan ”, portent sur l’exclusion du sens et du réel et posent la question : “ comment penser l’impensable du sens-dans-le-réel ? ” (19). Dans la distinction de Lacan entre “ symboliquement réel ” (présence du réel dans le symbolique, soit l’angoisse) ou “ réellement symbolique ” (symbolique présent dans le réel, soit mensonge), où situer le symptôme ? En en faisant “ la seule chose vraiment réelle, c’est-à-dire conservant un sens dans le réel ” (20), Lacan en fait une exception. “ D’une certaine façon, le symptôme se situe entre angoisse et mensonge, c’est-à-dire entre quelque chose qui ment et quelque chose qui ne peut pas tromper ” (21), dit J.-A. Miller. Il y a deux faces du symptôme, le côté sens et le côté réel – le Sinn et la Bedeutung. L’analyste n’a affaire qu’aux dits du patient, au Sinn du symptôme, qui renvoient au symptôme comme à leur référence, Bedeutung. En les inscrivant à une place distincte dans le discours de l’analyste, J.-A. Miller les différencie. D’une part, à la place de la vérité, le S2, la vérité variable du symptôme (varité), un savoir qui n’est que supposé ; d’autre part, à la place du réel, le S1, le symptôme comme “ ce qui de l’inconscient se traduit par une lettre ”, le symptôme comme “ fixation ” :
│
---------------------------------
(V) S2 │ S1 (R)
Sinn │ Bedeutung
varité fixation
Savoir │ lettre
supposé │
Comment l’interprétation touche-t-elle le sinthome ? On peut distinguer deux modes, dit J.-A. Miller le 21 mars 2007, selon qu’on la pense à partir du réellement symbolique ou du symboliquement réel. Ou bien elle n’est que mensonge, n’agit que sur les semblants et reste impuissante concernant le réel. Ou bien on la pense, comme Lacan l’a fait à propos de la poésie dans “ L’une-bévue ”, à partir d’un nouvel usage du signifiant qui fasse à la fois sens et trou. Ce serait alors “ un forçage du mensonge, dans le sens du réel ” ou encore ce que Lacan a désigné parfois comme “ un effet de sens dans le réel ”. L’équivoque, dirais-je, qui est le paradigme de l’interprétation, serait peut-être alors un moyen de toucher par le Sinn à la Bedeutung.
“ La jouissance du symptôme, opaque d’exclure le sens ”
Ces dernières années, l’accent porte plutôt sur le sinthome comme jouissance opaque en partant des formulations de Lacan dans son écrit sur Joyce : le symptôme comme “ événement de corps ” et “ la jouissance propre au symptôme. Jouissance opaque d’exclure le sens ” (22). Le sinthome est ici “ quelque chose qui est arrivé au corps du fait de lalangue ”, consistance des marques issues de la rencontre entre lalangue et le corps (23). Le sinthome, au-delà de la fiction du fantasme, est le “ mode de jouir singulier ” (24), incurable, qui ne se traverse pas (25). La jouissance opaque du symptôme est “ impossible à négativer ” et ne ment pas (26). On retrouve la question de la manière dont l’interprétation peut toucher le symptôme. Elle est sollicitée, dit Miller dans ses cours récents, pour ses effets sur la jouissance, “ ses effets corporisés ”. Elle serait alors un “ mode de dire spécial (…) qui n’est pas de la dimension de la signification, de la vérité, qui accentue, dans le signifiant, la matérialité, le son ” : c’est ainsi que “ Lacan a pu dire que l’interprétation efficace était peut-être de l’ordre de la jaculation ”, du cri. L’interprétation pourrait ainsi “ faire sonner la cloche de la jouissance ” (27). Elle aurait un effet sur la jouissance ; ce que Miller appelle “ rectification de la jouissance ” - en la distinguant de la “ rectification subjective ”. Elle produirait des “ mutations de jouissance ” (28) ou encore une “ fluidification ” (29) ou une “ reconfiguration (re-engeneering) ”, qui permet de “ passer de l’inconfort à la satisfaction ” (30).
L’interprétation est-elle un semblant ? Je laisse ouverte cette question du semblant. Mais il me semble que l’effort de Lacan, et celui de J.-A. Miller, est d’en faire toujours plus un dire adéquat au réel, un moyen de toucher la jouissance. En ce sens elle est un “ bord ”, un semblant qui se vide le plus possible de sens, un semblant destiné à faire vaciller les semblants.
Notes
1) Miller, J.-A., " Le dernier enseignement de Lacan ", La Cause freudienne, 51, p. 31.
2) Lacan, J., " Préface à l'édition anglaise du Séminaire XI ", Autres écrits, op. cit., p. 571.
3) Miller, J.-A., " L'inconscient réel ", Quarto 88-89, p. 7.
4) Ibid.
5) Lacan, J., " L'insu que sait de l'une-bévue... ", op. cit., 16 novembre 1976.
6) Miller, J.-A., " Le dernier enseignement de Lacan ", op. cit., p. 31.
7) Lacan, J., " L'insu que sait de l'une-bévue... ", op. cit., 10 mai 1977.
8) Miller, J.-A., " Le dernier enseignement de Lacan ", op. cit., p. 31.
9) Miller, J.-A., " L'interprétation à l'envers ", op. cit., p. 12.
10) Lacan, J., " Préface... ", op. cit., p 572.
11) Miller, J.-A., " Semblants et sinthomes ", op. cit., p. 130.
12) Miller, J.-A., " L'orientation lacanienne ", " Choses de finesse en psychanalyse ", leçon du 18 mars 2009.
13) Ibid.
14) Ibid., leçon du 10 janvier 2009.
15) Ibid., 18 mars 2009.
16) Miller, J.-A., " L'orientation lacanienne ", " Tout le monde est fou ", leçon du 12 mars 2008.
17) Miller, J.-A., ibid., 14 mai 2008.
18) Voir à ce propos J.-A. Miller, " Le Séminaire de Barcelone " et " Le symptôme : savoir, sens et réel ", Le symptôme charlatan, textes réunis par la Fondation du Champ freudien, Seuil, Paris, 1998.
19) Ibid., p. 58.
20) Lacan, J., " L'insu que sait de l'une-bévue... ", op. cit., 15 mars 1977.
21) Miller, J.-A., " Le Séminaire de Barcelone.... ", op. cit., p. 52.
22) Lacan, J., " Joyce le Symptôme ", Autres écrits, op. cit., p. 569 et p. 570.
23) Miller, J.-A., " L'orientation lacanienne ", " Pièces détachées ", La Cause freudienne 61, p. 152.
24) Miller, J.-A., " L'orientation lacanienne ", " Choses de finesse.... ", 3 décembre 2008.
25) Ibid., 14 février et 13 mars 2009.
26) Ibid., 13 mai 2009.
27) Ibid.
28) Ibid., 11 mars 2009.
29) Ibid., 25 mars 2009.
30) Ibid., 18 mars 2009.
Nenhum comentário:
Postar um comentário