Amélie Nothomb: Je suis devenue écrivain sans avoir l’embarras du choix. Il y a des gens qui ont tous les talents, qui hésitent entre une carrière sportive, politique, dans le business ou dans un autre art. Moi, j’avais déjà essayé quelque chose d’autre. La vocation que je croyais la mienne me destinait à être une japonaise, pour des raisons biographiques. J’ai pris à la lettre cette vocation : je suis allée vivre au japon et suis devenue interprète dans une très importante société. Ça a été un vrai désastre professionnel que je raconte dans un livre qui s’appelle Stupeur et tremblement (1). Je me suis aperçue que ce que je croyais être mon destin était une erreur. Finalement, je n’étais pas japonaise et si je persistais dans cette voie, j’allais au devant d’un très grand malheur. Il a fallu que je change de destin et c’est à ce moment-là que je me suis demandé quoi faire, n’étant strictement bonne à rien d’autre qu’à parler japonais. J’ai commencé à écrire à l’âge de 17 ans, pas du tout dans l’intention de devenir écrivain, mais parce que j’étais épouvantablement mal dans ma peau et très seule. À 23 ans, après mon expérience japonaise, je me suis dit : Eh bien, ma vielle ! tu fais quoi maintenant ? C’est alors que j’ai écrit ce qui était mon 11e manuscrit, Hygiène de l’assassin (2). Pour la première fois, je me suis dit : ça, c’est peut-être pas mal, je pourrais essayer de le montrer à quelqu’un. Je n’ai pas eu l’impression d’un choix. Heureusement que ça a marché. Sinon, je n’aurais eu qu’à retourner au Japon et épouser le fancé que j’avais fui à l’époque et ça aurait été moins rigolo, je pense.
Ph. B : Et après, les romans se sont succédés ?
A.N : J’ai écrit tous mes romans sur le mode de la grossesse. C’est tout bête, je tombe enceinte d’un livre et je commence mon travail de grossesse, c’est-à-dire par le début, la tête, les bras, les mains, etc. Je sais que le bébé est fni quand il est tout entier sorti de mon corps. C’est un accouchement tout à fait naturel. Ça dure environ trois ou quatre mois. Pour Pétronille (3) par exemple, c’est sorti vraiment d’un jet, il y a eu extrêmement peu de corrections. C’était le 77e de mes bébés. Une grossesse comme toutes les autres.
Ph. B : Comme toutes les autres ?
A.N : Pas tout à fait. Pour Acide sulfurique (4), par exemple, je garde le souvenir d’une très grande hémorragie. J’ai eu l’impression de verser mon sang. C’était en 2005, j’ai eu le temps de me refaire une santé.
Ph. B : Vous dites que vos romans sont vos bébés, votre travail d’écriture comme une grossesse, que vos accouchements sont naturels. Alors, pour vous, qu’est-ce qu’être mère ?
A.N : C’est la seule maternité que je connaisse puisque que je n’ai pas d’enfant de chair. Mais je suis la mère de très nombreux manuscrits puisque je suis enceinte pour la 81e fois. Je suis ce qu’on appelle une mère de famille nombreuse. C’est un lien, une maternité très forte. Là, je porte physiquement cette créature. Même quand je ne suis pas en train d’écrire, je suis quand même enceinte. Ce qui est sûr, c’est que la principale partie de mon être est en train de travailler en ce moment, à cet instant même. Ça signife aussi que, quand l’accouchement est fni, le lien reste très fort, que je publie le livre ou que je ne le publie pas. Si je ne le publie pas, ne vous imaginez surtout pas que je l’aime moins. Je le cache dans une boite à chaussures où il compte beaucoup pour moi. Si je le publie, je suis dans la situation d’une mère qui voit son enfant faire ses débuts dans la vie et qui l’accompagne. C’est ce que je fais ici [33e Foire du livre de Brive]. J’accompagne la petite Pétronille qui est en train de devenir grande, et je vous explique qui est mon enfant, de vous vanter ses charmes : « Voyez comme la petite est mignonne ! ». Et si l’enfant est insulté – il y a parfois des critiques pas très agréables –, j’endosse les insultes à sa place et, dans la mesure de mes capacités, je le défends en disant : Eh bien, non ! Vous vous trompez, en fait, il est très beau et très intelligent.
Ph.B: Le nombre de vos accouchements est impressionnant. Vous est-il arrivé de vivre des grossesses difficiles ? Avez-vous eu des moments où vous vous êtes trouvée en difficulté, voire en panne dans votre rapport à l’acte d’écrire ?
A.N : Confrontée à la diffculté ? Tous les jours. À la panne ? Jamais. Je ne dis pas que tout ce qui vient est bon – ce n’est pas du tout ce que je veux dire –, mais il y a toujours quelque chose qui vient. Par ailleurs, c’est toujours extrêmement diffcile d’écrire. Je dirais même que plus j’écris et plus c’est diffcile. La grande affaire en écrivant est toujours de conquérir un petit territoire indicible de plus. Même quand on a l’impression d’en avoir déjà conquis. Chaque millimètre de plus est encore plus diffcile. Continuer son travail de pionnier est diffcile, mais il y a toujours quelque chose qui vient. Ma particularité est que je ne m’arrête absolument jamais. Moi, le lendemain d’un accouchement, je recommence tout de suite une nouvelle grossesse. J’ai bien remarqué qu’il y a quelque chose qui se passe quand on ne s’arrête jamais. Quand on ne laisse jamais cicatriser la plaie. Il y a un mécanisme qui reste en route. C’est très dur tous les jours pour moi d’écrire, mais du fait que la plaie n’a jamais cicatrisé, ça continue de couler.
Notas:
1- A. Nothomb, Stupeur et tremblement, Paris, Albin Michel, 1999. (Grand prix du roman de l’Académie française, prix des libraires du Québec.
2- A. Nothomb, Hygiène de l’assassin, Paris, Albin Michel, 1992. (Prix René-Fallet, prix Alain-Fournier).
3- A. Nothomb , Pétronille, Paris, Albin Michel, 2014.
4- A. Nothomb, Acide sulfurique, Paris, Albin Michel, 2005.
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