13 de setembro de 2015

LACAN QUOTIDIEN. SILENCE, PARLÊTRE ET CORPS. Une lecture du livre d’Hélène Bonnaud. Le corps pris au mot, par Alain Merlet


Le livre d’Hélène Bonnaud(1) illustre au mieux la définition que Lacan, au terme de son enseignement, donnait de la clinique comme étant pour l’analyste « le réel en tant qu’il est l’impossible à supporter »(2). Il nous est ainsi donné à lire l’acte de l’analyste aux prises avec l’opacité du réel telle qu’elle se manifeste dans la symptomatologie contemporaine, au temps où l’Autre du signifiant défaille à rendre compte de la jouissance autistique du corps. 

Passée l’introduction limpide sur « Corps parlé, corps parlant », on peut être un peu déconcerté, en première lecture, par le caractère disparate des têtes de chapitres choisies par l’auteure. Citons les éléments de cette série : « Miroir, Manger trop, Manger rien, Défaillance, Urgence, Violence, Lésions, Hypochondries, Grossesse, L’encore du partenaire ». Mais le baroque de cette pluralité trouve sa logique dans l’exposition et le traitement des cas eu égard à l’événement de corps (titre du dernier chapitre) qui est leur causalité réelle. 

Le corps, comme l’indique le titre de ce livre, est « pris au mot » à partir de « ce qu’il dit » et « ce qu’il veut ». Mais, ne nous y trompons pas, il ne s’agit pas de la conversion hystérique où le corps est signifiantisé et morcelé par l’articulation signifiante générée par l’aversion du sexuel traumatique, le symptôme hystérique soutenant tout en la masquant la place du désir. 

Ici la jouissance du corps est au premier plan sur le mode de la pulsion définie par Lacan, à la fin de son enseignement, comme « écho dans le corps du fait qu’il y a un dire »(3). Cerner ce dire, le corréler avec le vivant, est l’enjeu de ce livre.  

Ce qui nous a frappé, c’est l’accent mis dans tous les cas sur le silence comme défense face au réel : silence de mort quand prédomine la pulsion orale ; silence symptôme familial où chez une boulimique la nourriture est bouche-trou de ce qui est tu, passé sous silence d’un conflit intergénérationnel, ou bien monstration silencieuse d’un corps décharné chez une anorexique dont l’objet rien fait signe du jusque-là rien dit du réel des camps auquel a été confrontée la famille. Il s’agit de déranger la défense que constitue ce silence et d’en cerner l’enjeu.  

Le silence peut se faire moins assourdissant sans pour cela être moins mortifiant. Ainsi un cas de psychose nous est relaté où le sujet se fond dans un silence afin d’éviter d’être à découvert face à l’Autre persécuteur. Mais ce silence a pour rançon une inhibition massive qui amène ce sujet à consulter un psychanalyste. Comment dénouer le nœud d’un tel silence ? Réponse de l’analyste : opérer avec le réel, c’est-à-dire se faire lui-même, de par sa seule présence, le récepteur d’une scène décisive et ainsi faire entaille dans l’énoncé tenu secret jusque-là de ce moment crucial où le sujet s’est trouvé réduit à un corps déchet sous les coups et les moqueries de ses camarades. C’est ce traumatisme du parlêtre qui s’avère avoir réduit littéralement cet homme au silence et déclenché sa psychose. L’extraction de cet événement de corps a pour effet de remettre ce parlêtre dans le circuit de la parole et de lui permettre dans la vie de se hisser sur l’escabeau d’une solution sublimatoire de son cru.

Autre manifestation du silence, mais cette fois dans un contexte de névrose obsessionnelle, c’est celui qui témoigne d’un déni du corps qui affecte profondément la vie du sujet pour qui tout semble programmé, si bien qu’il accède à une certaine réussite sociale, mais au prix d’une mortification de sa vie affective. Seule la contingence d’une défaillance inattendue de sa voix dans sa vie professionnelle vient trahir sa défense face au réel. Ce vacillement de la voix, qui ne porte plus l’assurance du moi qui perd pied, ouvre à une parole inédite telle qu’elle le conduira dans l’analyse jusqu’au bord de la tombe de son père dont il avait voulu ignorer jusqu’au lieu. C’est paradoxalement le réel du corps enterré du père qui vient entamer la consistance du symptôme obsessionnel du sujet et nouer de façon singulière le parlêtre à son corps de vivant. À propos du cas précédent, mais c’est aussi bien valable pour celui-ci, Hélène Bonnaud avait précisément remarqué, - page 68-, que « le symptôme qui est "parlé", recouvre le symptôme qui est "tu" »(4). Dans ces deux fragments de cure, le désir de l’analyste est convoqué pour délivrer du silence la causalité réelle, hors signifiants, du symptôme.

Dernier exemple frappant illustrant l’efficacité d’une analyse opérant avec le réel de l’Autre du corps, c’est celui d’une femme atteinte très jeune d’un cancer qui l’a réduite à se faire l’objet silencieux de la médecine en évitant surtout de parler d’un mode de jouissance qui maltraite son corps au péril de sa vie. L’analyste lit ce mode de jouissance comme un mode de défense du sujet face au réel premier traumatique de la maladie. Autrement dit, ce sujet est en rébellion contre sa condition de parlêtre qui l’a confronté à l’insupportable d’un réel sans loi auquel il veut substituer l’incorporation voulue d’un mal dont il aurait la maîtrise. Cette lecture du symptôme dégage l’analysante de l’emprise de la pulsion de mort dont elle se faisait la servante. À partir de ce point, elle peut s’autoriser à questionner son médecin sur la possibilité de la réalisation d’un désir d’enfant compatible avec la menace de son cancer. 

Encore une fois nous nous sommes limité à rapporter ce qui nous a frappé dans cette clinique du parlêtre orientée par le réel dont le sujet se défend le plus souvent en silence, en court-circuitant la parole. C’est une clinique actuelle qui trouve sa place dans un temps où le déchiffrage de l’inconscient révèle ses limites. Est-ce à dire qu’on puisse s’en passer en agissant directement sur le corps par des techniques appropriées ? Ce n’est pas ce qui se dit dans ce livre qui a pour visée le corps pris au mot de ce qu’il dit et de ce qu’il veut. L’Autre du corps est certes premier mais, pour y accéder, encore faut-il que l’analyste ait pris lui- même la mesure de la vérité menteuse qui nourrissait de sens son symptôme et l’attachait à la particularité de son histoire. D’ailleurs dans ce livre, l’auteure ne s’exempte pas de sa lecture et n’hésite pas à nous livrer la conclusion inattendue de son analyse où se révèle ce qui faisait la substance de la jouissance hors sens et singulière de son sinthome, telle qu’elle en a rendu compte dans sa passe. C’est l’expérience initiale de la rencontre du mot hors sens et du corps, racine de son symptôme, véritable clinamen(5) qui alimente l’énonciation de ce livre et lui confère son style et sa force renversante. Autrement dit ce livre témoigne de ce que la psychanalyse, quand elle est orientée par le réel de l’Autre du corps, a la force d’un « pouvoir arraché aux destins » de telle sorte que son mouvement « rompe les lois du destin »(6), ainsi que l’a formulé le poète Lucrèce. Pour qui veut se rompre à l’exercice de cette nouvelle clinique de l’Un-tout-seul, ce livre peut en lui-même être considéré comme un clinamen.

Notes :
1 Hélène Bonnaud, Le Corps pris au mot. Ce qu’il dit, ce qu’il veut Paris, Navarin/Le Champ freudien, 2015.
2 Lacan J., « Ouverture de la Section clinique », Questions et réponses, texte établi par J.-A. Miller, Ornicar ? n° 9, avril 1977, pp. 7-14.
3 Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 17.
4 Hélène Bonnaud, Le Corps pris au mot. Ce qu’il dit, ce qu’il veut Paris, Navarin/Le Champ freudien, 2015, p.68.
5 Miller J.-A., « Lire un symptôme », Mental no 26, p. 58.
6 Lucrèce, De rerum natura, livre II, traduction Alfred Ernout, Paris, édition bilingue Les belles lettres, 1941, p. 59.

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