Deux temps et trois mouvements, c’est ainsi que pourrait s’ordonner le cycle politique qui vient de s’achever sous nos yeux, le lundi 9 mars. Au premier temps, on assista à la victoire éclatante aux élections législatives de Syriza, le parti de la gauche radicale, et à sa tentative de mettre fn à la politique d’austérité imposée par les créanciers du pays (le Fonds Monétaire International, la Banque Centrale Européenne et la Commission Européenne). Au second temps, on vit le gel quasi-total du programme économique électoral de Syriza et le consentement de ce dernier à la politique mémorandaire pour une durée de quatre mois allant jusqu’au 30 juin 2015.
Ce recul s’opéra en trois mouvements. Ce fut d’abord le renoncement à la revendication majeure et ligne rouge absolue, s’il en était, du programme de Syriza, à savoir l’effacement de tout ou partie de la dette souveraine du pays. Puis, ce fut l’entérinement de la poursuite du plan de redressement de l’économie mis en œuvre depuis 2010, soit l’austérité accompagnée des réformes de type néolibéral jugées indispensables par les instances internationales. Enfn, intervint, voici quelques jours, le consentement donné par le gouvernement grec au contrôle sur pièces et sur place par le groupe d’experts (la troïka) mandaté à cet effet par les créanciers, et portant sur la mise en œuvre effective du programme de redressement. La boucle était bouclée et le retour au cadre mémorandaire, complet, à quelques aménagements près sans autre portée que symbolique.
Gel sine die du programme électoral de Syriza
Le lundi 9 mars marqua donc la scansion fnale du processus d’intégration du gouvernement Syriza dans le cadre mémorandaire que ce parti avait pourtant si vivement, et de façon soutenue, vilipendé depuis son instauration voici cinq ans. Le retour de la troïka à Athènes fut donc acté à la énième session de l’Eurogroupe (l’ensemble des ministres des Finances des pays de la zone euro) consacrée à la Grèce. Ainsi prit fn la partie de bras de fer qui venait de se dérouler en deux phases. Ce fut, d’abord, et pendant à peu près dix jours (qui s’étendirent du 25 janvier au 6-7 février) le temps des illusions pendant lequel le nouveau pouvoir crut pouvoir faire reculer l’Union Européenne en entier et le FMI sur leur politique d’austérité appliquée en réponse à la crise de surendettement des États membres. On assista alors à la folle tournée des capitales européennes où le verbeux et haut en couleurs ministre des Finances grec, Yanis Varoufakis, donna toute sa mesure. (Il a depuis accédé au vedettariat international si l’on en croit Paris-Match, qui vient de lui consacrer sa une et quelques pages de photoreportage). L’équipée, très médiatisée, qui a tenu en haleine toute l’Europe, s’acheva à Berlin le 5 février 2015 sur la fn de non-recevoir qu’opposa, imperturbable et infexible, le ministre des Finances allemand, Wolfgang Schäuble, à son interlocuteur grec. Que celui-ci n’y compte pas, il n’y aurait ni effacement ni aménagement d’aucune sorte de la dette de la Grèce, et la coopération du pays avec la troïka ne serait en aucun cas remise en question. C’étaient là les conditions de l’aide fnancière qu’Athènes sollicitait et dont elle avait un besoin urgent. Ce fut à prendre ou à laisser.
Devant tant de fermeté de la part du grand argentier de l’Europe, son créancier le plus important, le gouvernement grec, déjà isolé dans l’Union puisqu’aucun pays ne soutenait ses revendications, ne souhaitant pas quitter la zone euro, ft machine arrière. Va donc pour la dette, on en reparlera plus tard. Son effacement ne constituait plus le préalable absolu à la poursuite des négociations avec les partenaires en vue d’atteindre un compromis acceptable qui exempterait, pour partie tout au moins, la Grèce des affres de la politique d’austérité en cours d’application dans l’Europe du Sud endettée. Ce fut, ici comme ailleurs dans les affaires humaines, le premier pas qui coûtait. Il fut franchi. La clé de voûte du programme électoral de Syriza venait de céder. Le restant du programme de Thessalonique ne tarda pas à s’écrouler. Ce fut chose faite quelques quinze jours plus tard lorsqu’intervint le 20 février la signature en bonne et due forme de l’accord-cadre qui reconduisait comme devant la politique mémorandaire en Grèce. Ce recul fut crucial. Il mettait un terme formel aux velléités d’une politique anti-austérité dont Syriza se voulait le garant devant le pays. Le retour effectif depuis le 12 mars de la troïka à Athènes clôt le cycle desdites négociations, en fait le psychodrame que constituèrent ces pourparlers haletants. Il marque la reprise en mains par la tutelle de la direction de la politique économique du pays.
Le refus de savoir de Syriza
Quelles que soient les dénégations du gouvernement, qui s’échine à crier victoire là où l’échec est patent, personne ne s’y trompe. L’électorat qui, au premier temps des négociations, approuvait à plus de 80% la conduite de son représentant faisant face, seul contre tous, aux instances internationales, voire les défant crânement, ne donne plus aujourd’hui son assentiment qu’à hauteur de 64%. Le recul est net, qui porte sur un mois et demi de gouvernement Syriza. Les observateurs politiques ne sont pas en reste. Ne retenons ici que l’avis solidement argumenté, et non suspect de parti pris adverse puisqu’il s’agit d’un membre du comité central de Syriza et professeur de philosophie politique au King’s College de Londres, Stathis Kouvelakis. Son appréciation de l’accord-cadre du 20 février est sans appel. (Cf. son interview du 23 février en ligne sur Ijsberg Magazine). Qu’en dit- il ? Premièrement, que « le cadre du memorandum est maintenu dans sa quasi-intégralité ».
Deuxièmement, « que l’on peut parler d’un échec majeur de Syriza ». Troisièmement, que si les choses devaient désormais suivre le même cours, « le gouvernement n’aura pas d’autre choix que d’être un gestionnaire du cadre mémorandaire ». La cause fondamentale de cet état de choses ? L’illusion fatale de « croire en la possibilité de changer les choses dans le cadre actuel de l’Union Européenne ». « On ne peut pas rompre, affrme le politologue, avec les politiques d’austérité et les mécanismes de memorandum sans entrer dans une confrontation avec l’Union Européenne et, le cas échéant, sortir de la zone euro ». Plus explicitement encore : « Pour toute force qui veut s’inscrire en faux contre les choix dominants en matière de politique économique la rupture est une condition indispensable. » On ne saurait être plus net.
Or, souligne Stathis Kouvelakis, « la ligne majoritaire au sein de Syriza a évité de répondre clairement à un éventuel refus de négocier de la part des créanciers de la Grèce ». La chose est dite : Syriza a fait l’impasse sur la question essentielle de savoir ce qu’il ferait au cas où, de négociations à proprement parler, il n’y aurait pas. Le fait est là : Syriza a refusé de savoir. Il s’est rendu coupable d’une double méconnaissance sciemment entretenue. Premièrement, celle d’ignorer que son programme radical impliquait de quitter la zone euro. Deuxièmement, celle de ne pas admettre que, dès lors qu’il refusait d’emprunter cette voie, il n’était plus en position de négocier quoi que ce soit qui fût contraire à la politique d’austérité à laquelle les « institutions » s’étaient montrées indéfectiblement attachées.
On peut bien poser comme axiome de son action que « on a toujours raison de se révolter » (Mao), encore faut-il en tirer la politique qui s’impose pour donner à la révolte la suite de ses effets institutionnels. C’est ce que Syriza a choisi sciemment d’ignorer. C’est en quoi on a pu parler desdites négociations comme d’une partie de poker menteur menée par le gouvernement grec. Mais le mensonge disait vrai. Syriza n’avait nullement l’intention de sortir de l’euro et était prêt à en payer le prix. C’est ce qui advint. Ce qu’il ne voulait pas savoir, ce qu’il refoulait, tout comme l’électorat qui l’avait porté au pouvoir, c’est qu’il aurait à en payer tout le prix. C’était là l’objet de son refoulement, de son refus de savoir qu’il désirait bien ce qu’il désirait : rester dans l’euro au prix même de renoncer à tout ce qu’il voulait pour le bien de tous. Méconnaître qu’on désire ce que l’on désire, ou ne pas vouloir ce que l’on désire, c’est ce qui fait symptôme dans l’acte manqué que constitue le calcul politique foireux, et aussi bien ce qui le fait foirer. Cela donne raison freudienne au politologue averti.
L’inconscient à l’œuvre en politique
Cela amène sans doute aussi à faire un pas de plus. À faire équivaloir très freudiennement le retour du refoulé (le retour de la troïka comme l’impensé du programme électoral de Syriza, alors même que cela constituait l’implication imparable du maintien du pays dans l’euro) au désir refoulé lui-même, on dira que le désir inconscient présent dans la volonté de rester dans l’euro, volonté de la majorité de l’électorat de Syriza, était bien le retour du maître. À une condition pourtant : qu’il change la livrée de ses serviteurs.
La troïka, semblance du maître, a en effet quelque peu retouché sa façade. Son appellation, désormais et de façon signifcative « Groupe de Bruxelles » après avoir été tout aussi éloquemment pour un temps « les institutions » ; sa présence à Athènes, plus discrète sinon camoufée, sa composition qui admettra en son sein un représentant du ministère des Finances grec ; et enfn, le niveau des échanges qui sera «semi-politique» puisque situé désormais à l’échelon des directeurs des cabinets ministériels. W. Schäuble, to the point comme à son habitude, n’y est pas allé par quatre chemins. Le 10 mars, au moment de fnaliser l’accord du retour de la troïka à Athènes, il enfonça davantage encore s’il se pouvait le couteau dans la plaie de Y. Varoufakis, réduit pour le coup à sa livrée d’intendant. Le grand argentier lui signifa vertement : « Si la Grèce veut parler avec les institutions, libre à elle. On ne parlera plus de troïka, mais en réalité ce sera la troïka ».
À s’en tenir là, on peut dire que le résultat le plus clair de la période qui vient de s’achever se résume à la production d’une métaphore, soit la substitution d’un signifant à un autre, d’une dénomination à l’autre : on dira désormais « Groupe de Bruxelles » au lieu de « troïka ». Mais la métaphore est également le mécanisme du refoulement et le constituant du symptôme. L’acceptation de la troïka à condition qu’elle soit dûment métaphorisée dit que ce qui est rejeté de sa semblance passée, c’est le petit maître. C’est la guise du missus dominicus qui se présente au nom du maître pour procéder en son nom à l’expertise des travaux accomplis. Ce savoir-là indispose. Ce pouvoir infériorise et offense. Y. Varoufakis n’aura pas manqué de vitupérer de son verbe haut l’aura colonialiste qui entourait les déambulations sans frein de ces experts internationaux dans la capitale et leur intrusion sans vergogne dans les lieux d’exercice du pouvoir d’État.
Dira-t-on alors que ce qu’un peuple veut, c’est le Maître, le vrai, non pas le petit maître ? Toujours est-il qu’il est indéniable que ce qui ft la fortune politique d’Alexis Tsipras, dans l’opposition comme au premier temps de ses affrontements avec l’UE et le FMI, fut précisément sa posture de déf aux maîtres du jour. Il leur tint la dragée haute au point d’insinuer l’idée qu’il pouvait être le vrai maître du jeu. Mais ce n’était que semblant. Au demeurant, cela plus que tout importait. La métaphore, mouvement de substitution d’un semblant à un autre, opérait : elle donnait satisfaction, et pas seulement au peuple grec. Mais elle a aussi ses limites.
Réparations de guerre
Interviennent alors les empoignades qui, depuis peu, mettent aux prises très directement l’Allemagne et la Grèce. Elles concernent la revendication du gouvernement grec quant aux réparations de guerre, celles qui lui seraient dues par l’Allemagne au titre des déprédations des occupants nazis perpétrées sur son territoire et contre sa population, et restées jusqu’ici impayées. Comme quoi, une dette peut en évoquer une autre, un créancier dissimuler un vrai débiteur. Il y va là d’un déplacement entre deux guerres, de la guerre d’hier à la guerre d’aujourd’hui. Le passé décidément ne passe pas. Lui aussi fait retour. C’est le refoulé, cette fois, des puissants du jour. Eux aussi sont redevables de leur existence à quelque passé équivoque. Les affaiblis d’aujourd’hui pourraient être leur symptôme. La métaphore signifante qui habille la force du maître accompagnera alors la métonymie des empoignades par quoi les plus faibles chercheront à prélever quelque rémunération pour leur condition. L’affrontement risque d’occuper le devant de la scène un certain temps.
Athènes, le 14 mars 2015
Ce recul s’opéra en trois mouvements. Ce fut d’abord le renoncement à la revendication majeure et ligne rouge absolue, s’il en était, du programme de Syriza, à savoir l’effacement de tout ou partie de la dette souveraine du pays. Puis, ce fut l’entérinement de la poursuite du plan de redressement de l’économie mis en œuvre depuis 2010, soit l’austérité accompagnée des réformes de type néolibéral jugées indispensables par les instances internationales. Enfn, intervint, voici quelques jours, le consentement donné par le gouvernement grec au contrôle sur pièces et sur place par le groupe d’experts (la troïka) mandaté à cet effet par les créanciers, et portant sur la mise en œuvre effective du programme de redressement. La boucle était bouclée et le retour au cadre mémorandaire, complet, à quelques aménagements près sans autre portée que symbolique.
Gel sine die du programme électoral de Syriza
Le lundi 9 mars marqua donc la scansion fnale du processus d’intégration du gouvernement Syriza dans le cadre mémorandaire que ce parti avait pourtant si vivement, et de façon soutenue, vilipendé depuis son instauration voici cinq ans. Le retour de la troïka à Athènes fut donc acté à la énième session de l’Eurogroupe (l’ensemble des ministres des Finances des pays de la zone euro) consacrée à la Grèce. Ainsi prit fn la partie de bras de fer qui venait de se dérouler en deux phases. Ce fut, d’abord, et pendant à peu près dix jours (qui s’étendirent du 25 janvier au 6-7 février) le temps des illusions pendant lequel le nouveau pouvoir crut pouvoir faire reculer l’Union Européenne en entier et le FMI sur leur politique d’austérité appliquée en réponse à la crise de surendettement des États membres. On assista alors à la folle tournée des capitales européennes où le verbeux et haut en couleurs ministre des Finances grec, Yanis Varoufakis, donna toute sa mesure. (Il a depuis accédé au vedettariat international si l’on en croit Paris-Match, qui vient de lui consacrer sa une et quelques pages de photoreportage). L’équipée, très médiatisée, qui a tenu en haleine toute l’Europe, s’acheva à Berlin le 5 février 2015 sur la fn de non-recevoir qu’opposa, imperturbable et infexible, le ministre des Finances allemand, Wolfgang Schäuble, à son interlocuteur grec. Que celui-ci n’y compte pas, il n’y aurait ni effacement ni aménagement d’aucune sorte de la dette de la Grèce, et la coopération du pays avec la troïka ne serait en aucun cas remise en question. C’étaient là les conditions de l’aide fnancière qu’Athènes sollicitait et dont elle avait un besoin urgent. Ce fut à prendre ou à laisser.
Devant tant de fermeté de la part du grand argentier de l’Europe, son créancier le plus important, le gouvernement grec, déjà isolé dans l’Union puisqu’aucun pays ne soutenait ses revendications, ne souhaitant pas quitter la zone euro, ft machine arrière. Va donc pour la dette, on en reparlera plus tard. Son effacement ne constituait plus le préalable absolu à la poursuite des négociations avec les partenaires en vue d’atteindre un compromis acceptable qui exempterait, pour partie tout au moins, la Grèce des affres de la politique d’austérité en cours d’application dans l’Europe du Sud endettée. Ce fut, ici comme ailleurs dans les affaires humaines, le premier pas qui coûtait. Il fut franchi. La clé de voûte du programme électoral de Syriza venait de céder. Le restant du programme de Thessalonique ne tarda pas à s’écrouler. Ce fut chose faite quelques quinze jours plus tard lorsqu’intervint le 20 février la signature en bonne et due forme de l’accord-cadre qui reconduisait comme devant la politique mémorandaire en Grèce. Ce recul fut crucial. Il mettait un terme formel aux velléités d’une politique anti-austérité dont Syriza se voulait le garant devant le pays. Le retour effectif depuis le 12 mars de la troïka à Athènes clôt le cycle desdites négociations, en fait le psychodrame que constituèrent ces pourparlers haletants. Il marque la reprise en mains par la tutelle de la direction de la politique économique du pays.
Le refus de savoir de Syriza
Quelles que soient les dénégations du gouvernement, qui s’échine à crier victoire là où l’échec est patent, personne ne s’y trompe. L’électorat qui, au premier temps des négociations, approuvait à plus de 80% la conduite de son représentant faisant face, seul contre tous, aux instances internationales, voire les défant crânement, ne donne plus aujourd’hui son assentiment qu’à hauteur de 64%. Le recul est net, qui porte sur un mois et demi de gouvernement Syriza. Les observateurs politiques ne sont pas en reste. Ne retenons ici que l’avis solidement argumenté, et non suspect de parti pris adverse puisqu’il s’agit d’un membre du comité central de Syriza et professeur de philosophie politique au King’s College de Londres, Stathis Kouvelakis. Son appréciation de l’accord-cadre du 20 février est sans appel. (Cf. son interview du 23 février en ligne sur Ijsberg Magazine). Qu’en dit- il ? Premièrement, que « le cadre du memorandum est maintenu dans sa quasi-intégralité ».
Deuxièmement, « que l’on peut parler d’un échec majeur de Syriza ». Troisièmement, que si les choses devaient désormais suivre le même cours, « le gouvernement n’aura pas d’autre choix que d’être un gestionnaire du cadre mémorandaire ». La cause fondamentale de cet état de choses ? L’illusion fatale de « croire en la possibilité de changer les choses dans le cadre actuel de l’Union Européenne ». « On ne peut pas rompre, affrme le politologue, avec les politiques d’austérité et les mécanismes de memorandum sans entrer dans une confrontation avec l’Union Européenne et, le cas échéant, sortir de la zone euro ». Plus explicitement encore : « Pour toute force qui veut s’inscrire en faux contre les choix dominants en matière de politique économique la rupture est une condition indispensable. » On ne saurait être plus net.
Or, souligne Stathis Kouvelakis, « la ligne majoritaire au sein de Syriza a évité de répondre clairement à un éventuel refus de négocier de la part des créanciers de la Grèce ». La chose est dite : Syriza a fait l’impasse sur la question essentielle de savoir ce qu’il ferait au cas où, de négociations à proprement parler, il n’y aurait pas. Le fait est là : Syriza a refusé de savoir. Il s’est rendu coupable d’une double méconnaissance sciemment entretenue. Premièrement, celle d’ignorer que son programme radical impliquait de quitter la zone euro. Deuxièmement, celle de ne pas admettre que, dès lors qu’il refusait d’emprunter cette voie, il n’était plus en position de négocier quoi que ce soit qui fût contraire à la politique d’austérité à laquelle les « institutions » s’étaient montrées indéfectiblement attachées.
On peut bien poser comme axiome de son action que « on a toujours raison de se révolter » (Mao), encore faut-il en tirer la politique qui s’impose pour donner à la révolte la suite de ses effets institutionnels. C’est ce que Syriza a choisi sciemment d’ignorer. C’est en quoi on a pu parler desdites négociations comme d’une partie de poker menteur menée par le gouvernement grec. Mais le mensonge disait vrai. Syriza n’avait nullement l’intention de sortir de l’euro et était prêt à en payer le prix. C’est ce qui advint. Ce qu’il ne voulait pas savoir, ce qu’il refoulait, tout comme l’électorat qui l’avait porté au pouvoir, c’est qu’il aurait à en payer tout le prix. C’était là l’objet de son refoulement, de son refus de savoir qu’il désirait bien ce qu’il désirait : rester dans l’euro au prix même de renoncer à tout ce qu’il voulait pour le bien de tous. Méconnaître qu’on désire ce que l’on désire, ou ne pas vouloir ce que l’on désire, c’est ce qui fait symptôme dans l’acte manqué que constitue le calcul politique foireux, et aussi bien ce qui le fait foirer. Cela donne raison freudienne au politologue averti.
L’inconscient à l’œuvre en politique
Cela amène sans doute aussi à faire un pas de plus. À faire équivaloir très freudiennement le retour du refoulé (le retour de la troïka comme l’impensé du programme électoral de Syriza, alors même que cela constituait l’implication imparable du maintien du pays dans l’euro) au désir refoulé lui-même, on dira que le désir inconscient présent dans la volonté de rester dans l’euro, volonté de la majorité de l’électorat de Syriza, était bien le retour du maître. À une condition pourtant : qu’il change la livrée de ses serviteurs.
La troïka, semblance du maître, a en effet quelque peu retouché sa façade. Son appellation, désormais et de façon signifcative « Groupe de Bruxelles » après avoir été tout aussi éloquemment pour un temps « les institutions » ; sa présence à Athènes, plus discrète sinon camoufée, sa composition qui admettra en son sein un représentant du ministère des Finances grec ; et enfn, le niveau des échanges qui sera «semi-politique» puisque situé désormais à l’échelon des directeurs des cabinets ministériels. W. Schäuble, to the point comme à son habitude, n’y est pas allé par quatre chemins. Le 10 mars, au moment de fnaliser l’accord du retour de la troïka à Athènes, il enfonça davantage encore s’il se pouvait le couteau dans la plaie de Y. Varoufakis, réduit pour le coup à sa livrée d’intendant. Le grand argentier lui signifa vertement : « Si la Grèce veut parler avec les institutions, libre à elle. On ne parlera plus de troïka, mais en réalité ce sera la troïka ».
À s’en tenir là, on peut dire que le résultat le plus clair de la période qui vient de s’achever se résume à la production d’une métaphore, soit la substitution d’un signifant à un autre, d’une dénomination à l’autre : on dira désormais « Groupe de Bruxelles » au lieu de « troïka ». Mais la métaphore est également le mécanisme du refoulement et le constituant du symptôme. L’acceptation de la troïka à condition qu’elle soit dûment métaphorisée dit que ce qui est rejeté de sa semblance passée, c’est le petit maître. C’est la guise du missus dominicus qui se présente au nom du maître pour procéder en son nom à l’expertise des travaux accomplis. Ce savoir-là indispose. Ce pouvoir infériorise et offense. Y. Varoufakis n’aura pas manqué de vitupérer de son verbe haut l’aura colonialiste qui entourait les déambulations sans frein de ces experts internationaux dans la capitale et leur intrusion sans vergogne dans les lieux d’exercice du pouvoir d’État.
Dira-t-on alors que ce qu’un peuple veut, c’est le Maître, le vrai, non pas le petit maître ? Toujours est-il qu’il est indéniable que ce qui ft la fortune politique d’Alexis Tsipras, dans l’opposition comme au premier temps de ses affrontements avec l’UE et le FMI, fut précisément sa posture de déf aux maîtres du jour. Il leur tint la dragée haute au point d’insinuer l’idée qu’il pouvait être le vrai maître du jeu. Mais ce n’était que semblant. Au demeurant, cela plus que tout importait. La métaphore, mouvement de substitution d’un semblant à un autre, opérait : elle donnait satisfaction, et pas seulement au peuple grec. Mais elle a aussi ses limites.
Réparations de guerre
Interviennent alors les empoignades qui, depuis peu, mettent aux prises très directement l’Allemagne et la Grèce. Elles concernent la revendication du gouvernement grec quant aux réparations de guerre, celles qui lui seraient dues par l’Allemagne au titre des déprédations des occupants nazis perpétrées sur son territoire et contre sa population, et restées jusqu’ici impayées. Comme quoi, une dette peut en évoquer une autre, un créancier dissimuler un vrai débiteur. Il y va là d’un déplacement entre deux guerres, de la guerre d’hier à la guerre d’aujourd’hui. Le passé décidément ne passe pas. Lui aussi fait retour. C’est le refoulé, cette fois, des puissants du jour. Eux aussi sont redevables de leur existence à quelque passé équivoque. Les affaiblis d’aujourd’hui pourraient être leur symptôme. La métaphore signifante qui habille la force du maître accompagnera alors la métonymie des empoignades par quoi les plus faibles chercheront à prélever quelque rémunération pour leur condition. L’affrontement risque d’occuper le devant de la scène un certain temps.
Athènes, le 14 mars 2015
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