dépend de ce qu'il adviendra du réel" (1)
C’est une
tâche ardue à laquelle nous invite Gil Caroz avec ce beau titre « Moments
de crises » qui annonce le prochain congrès de la NLS à Genève[i]. Tâche ardue, car la psychanalyse est toute
entière plongée dans la dimension de la crise, elle est même amie de la crise,
disait-il. Yves Vanderveken déclarait à Athènes en septembre que « la
psychanalyse est affine de la crise et du réel ».
C’est la crise !
Certes dans
« notre monde » – expression à problématiser car précisément y-a-t-il
« notre monde » – disons dans cet immonde pour reprendre le jeu
de mot de Lacan dans la Troisième – il
ne se passe pas un jour sans que le mot « crise » ne soit à l’avant
plan des médias. Crise économique pour certains, crise de l’intégration pour d’autres,
David Pujadas avait fort à faire dans un débat télévisé de la rentrée entre
politologues et philosophes sur une chaîne française. Tous tentaient d’échapper
à la question du journaliste qui leur demandait : « Croyez-vous que les politiques soient
impuissants à modifier le réel ? » Pour notre part nous suivrons ce
que le Président de la NLS suggère pour les psychanalystes : qu’ils
interprètent ce réel dont la crise est un des noms. C’est ce à quoi je vais
essayer de contribuer aujourd’hui à Gand.
Ce qu’on appelle aujourd’hui « crise » déborde le Malaise dans la civilisation articulé par Freud en 1929. Crise est un terme qui nous vient de la médecine. Il provient du latin médical crisis et désignait une phase décisive d’une maladie[ii]. C’est piquant de constater que le terme aujourd’hui abondamment utilisé pour désigner une perturbation brusque d’un équilibre social ou économique provient de la médecine, c’est-à-dire nous vient de ce qui concerne le corps et ses états. Le tour que nous ferons aujourd’hui se bouclera nécessairement sur le corps – puisqu’il va s’agir du symptôme.
L’argument écrit par Gil Caroz nous oriente précisément vers ceci : il s’agit d’interroger la fonction de la crise dans l’expérience analytique en confrontation avec l’hypermodernité. La crise est un des noms du réel, le signifiant est répété dans les médias, il pullule dans le monde, « crise, crise, crise » disait-il. Vous savez qu’un signifiant répété un certain nombre de fois fini par perdre sa valeur sémantique pour n’être plus qu’un phonème désarticulé. Si donc la Crise est un des noms du réel, on peut soutenir que c’est même le signe d’une impasse à nommer le Réel en jeu dans l’hypermodernité. D’ailleurs de quoi s’agit-il quand on parle d’hypermodernité. Je vais prendre trois références qu’a eu l’amabilité de me transmettre Lieven Jonckheere pour approcher ce terme.
L’hypermodernité
Pour Nicole
Aubert, qui est Docteur en Sciences des Organisations à Paris, ce qui
caractérise notre époque hypermoderne c’est le culte de l’urgence, titre de son
dernier ouvrage[iii].
Selon l’auteure, l’urgence et l’instantanéité sont les maîtres mots de
l’hypermodernité. La cause est située à la fois du côté de la globalisation
économique mais aussi des avancées de la technique, au croisement donc de deux
discours, celui du capitalisme et celui du discours de la science. Face à ce
culte de l’urgence le sujet oscille entre jouissance et épuisement. Pour Nicole
Aubert il y a un retour du refoulé qu’elle nomme précisément
« crise » et qui indiquerait un effondrement brutal du culte de
l’urgence et de l’instantané. L’homme hypermoderne serait-il donc, se demande-t-elle,
un homme sans avenir, qui aurait remplacé la quête d’éternité par la quête
d’instantanéité ?[iv]
Une fausse urgence
Une fausse urgence
Ce que nous
apercevons de notre strapontin analytique c’est à quel point l’urgence en
question est fondamentalement une fausse urgence, une course en avant pour
échapper, non pas à ce que nous ne pourrons atteindre, mais plutôt pour
échapper à la vérité de ce qui nous cause, à la vacuité même de cette vérité
pluralisée, voire pulvérisée dans le monde hypermoderne.
Quelle est cette cause ? Dans la psychanalyse nous n’attribuons donc pas la dépression généralisée dans le monde à un épuisement d’une activité jouissive intense. Pour nous cette activité de jouissance est le retour dans le réel de ce qui est rejeté de l’être, du fait qu’il parle. Lacan corrige le cogito en disant : « Je pense donc se jouit », c’est ce qu’il propose dans La troisième. Qu’est-ce que ça dit :
1.Le « je » est aliéné à un « savoir constitué […] de son insertion dans le discours où il est né »
2. Mais le sujet n’a qu’un signifiant pour le représenter auprès de ce savoir constitué, ce qui ne lui permet pas de rejoindre son être. « Je pense là où je ne suis pas » pourrions-nous dire.
3. Dès lors il y a un savoir impossible à rejoindre pour le sujet, c’est l’inconscient. Le « je suis » est rejeté et forclos, reparaît dans le réel sous la forme du « se jouit ». Non pas « je » jouis bien sûr car il n’y a qu’un corps pour se jouir, mais « ça » jouit comme la trace de la forclusion de l’être du fait qu’il parle lalangue, du fait qu’il partage l’expérience inconsciente du groupe.
Quelle est cette cause ? Dans la psychanalyse nous n’attribuons donc pas la dépression généralisée dans le monde à un épuisement d’une activité jouissive intense. Pour nous cette activité de jouissance est le retour dans le réel de ce qui est rejeté de l’être, du fait qu’il parle. Lacan corrige le cogito en disant : « Je pense donc se jouit », c’est ce qu’il propose dans La troisième. Qu’est-ce que ça dit :
1.Le « je » est aliéné à un « savoir constitué […] de son insertion dans le discours où il est né »
2. Mais le sujet n’a qu’un signifiant pour le représenter auprès de ce savoir constitué, ce qui ne lui permet pas de rejoindre son être. « Je pense là où je ne suis pas » pourrions-nous dire.
3. Dès lors il y a un savoir impossible à rejoindre pour le sujet, c’est l’inconscient. Le « je suis » est rejeté et forclos, reparaît dans le réel sous la forme du « se jouit ». Non pas « je » jouis bien sûr car il n’y a qu’un corps pour se jouir, mais « ça » jouit comme la trace de la forclusion de l’être du fait qu’il parle lalangue, du fait qu’il partage l’expérience inconsciente du groupe.
Des lendemains qui chantent ?
Je poursuis
ma revue des références sociologiques et philosophiques. Le
philosophe Gilles Lipovetsky fait valoir quant à lui que l’époque «
postmoderne » – qui fait suite à la Société disciplinaire d’avant 1968,
caractérisée par la rigueur et le sacrifice mais aussi par les promesses du
progrès – que donc l’époque postmoderne se spécifie d’un hédonisme niais et individualiste
caractérisé par un relativisme puissant (tout se vaut). Mais pour lui cette
époque post-moderne est révolue : « les temps se durcissent à nouveau (…).
A l’heure où triomphent les technologies génétiques, la mondialisation libérale
et les droits de l’homme, le label postmoderne a pris des rides » (p. 71). Ainsi ce que l’auteur appelle société
hypermoderne est une forme de radicalisation de la logique individualiste de
l’époque dite « post », par l’extension du modèle de la consommation
à l’ensemble du corps social. Désormais, tout se consomme, mais frénétiquement,
jouir autant que possible, « s’éclater » écrit-il, avec ce caractère
d’urgence et d’épuisement qui rejoint la thèse de Nicole Aubert.
À cette accélération s’ajoute une préoccupation pour le futur qui donne aux thèses de Lipovetsky des accents de lendemains qui chantent : reprise de l’universalisme des droits de l’homme et des valeurs démocratiques ou regain des grandes ambitions dans le champ des technosciences. L’auteur dit percevoir dans l’époque hypermoderne un réinvestissement des valeurs et du sens. Tout ce qui avait été mis à mal par le postmodernisme iconoclaste, encore appeler « ère du soupçon » se trouverait aujourd’hui, dans l’hypermodernité, porteur de promesses d’avenir meilleur.
Dans son interview contemporaine de La troisième, publié par J-A Miller sous le titre « Le triomphe de la religion », Lacan fait valoir ce retour du sens, inévitable, qu’il prédit revenir sous la forme du religieux qui va secréter du sens de façon puissante, retour du sens rendu nécessaire par l’inconnu généré par les innovations extraordinaires de la science. Je cite Lacan : « La science, c’est du nouveau, et elle introduira des tas de choses bouleversantes dans la vie de chacun. Or la religion, surtout la vraie, a des ressources que l’on ne peut même pas soupçonner. […]Il va falloir qu’à tous les bouleversements que la science va introduire, ils donnent un sens. […] Depuis le commencement, tout ce qui est religion consiste à donner un sens aux choses qui étaient autrefois les choses naturelles. Ce n’est pas parce que les choses vont devenir moins naturelles, grâce au réel, que l’on va cesser pour autant de sécréter le sens. »
L’époque de la psychanalyse, un moment privilégié
À cette accélération s’ajoute une préoccupation pour le futur qui donne aux thèses de Lipovetsky des accents de lendemains qui chantent : reprise de l’universalisme des droits de l’homme et des valeurs démocratiques ou regain des grandes ambitions dans le champ des technosciences. L’auteur dit percevoir dans l’époque hypermoderne un réinvestissement des valeurs et du sens. Tout ce qui avait été mis à mal par le postmodernisme iconoclaste, encore appeler « ère du soupçon » se trouverait aujourd’hui, dans l’hypermodernité, porteur de promesses d’avenir meilleur.
Dans son interview contemporaine de La troisième, publié par J-A Miller sous le titre « Le triomphe de la religion », Lacan fait valoir ce retour du sens, inévitable, qu’il prédit revenir sous la forme du religieux qui va secréter du sens de façon puissante, retour du sens rendu nécessaire par l’inconnu généré par les innovations extraordinaires de la science. Je cite Lacan : « La science, c’est du nouveau, et elle introduira des tas de choses bouleversantes dans la vie de chacun. Or la religion, surtout la vraie, a des ressources que l’on ne peut même pas soupçonner. […]Il va falloir qu’à tous les bouleversements que la science va introduire, ils donnent un sens. […] Depuis le commencement, tout ce qui est religion consiste à donner un sens aux choses qui étaient autrefois les choses naturelles. Ce n’est pas parce que les choses vont devenir moins naturelles, grâce au réel, que l’on va cesser pour autant de sécréter le sens. »
L’époque de la psychanalyse, un moment privilégié
La
psychanalyse cependant n’a pas pour destin de devenir une religion. La religion
est faite, dit-il à la fin de l’interview, pour que les hommes ne s’aperçoivent
pas de ce qui ne va pas. La psychanalyse elle, est insérée entre deux mondes. Avec
la psychanalyse nous connaissons un moment privilégié « pendant lequel on
aura eu une assez juste mesure de ce que c’est que […] le parlêtre[vi]
– et il précise que le parlêtre est pour lui un terme plus adéquat pour
exprimer l’inconscient. Lacan ne donne donc
pas dans les promesses d’avenir meilleur, mais pas plus que dans la
dramatisation d’un monde envahissant, agressif et obsédant. Il interprète ce
monde. Il énonce alors de façon étonnante, je le cite, qu’on « doit
pouvoir s’habituer au réel » en précisant que « le symptôme ce n’est
pas encore vraiment le réel.
C’est la manifestation du réel à notre niveau d’êtres vivants. Comme êtres vivants, nous sommes rangés, mordus par le symptôme »[vii]. Dès lors à 30 ans d’intervalle, alors que dans les Complexes familiaux ils nous invitaient à ne pas nous affliger du passé révolu, du déclin des idéaux paternalistes, de même en 1974 il suggère de ne pas contribuer à la dramatisation des médias (il répond à un journaliste) – « je ne suis pas, lui répond-t-il, parmi les alarmistes ni parmi les angoissés »[viii]
Le jouir et le temps
C’est la manifestation du réel à notre niveau d’êtres vivants. Comme êtres vivants, nous sommes rangés, mordus par le symptôme »[vii]. Dès lors à 30 ans d’intervalle, alors que dans les Complexes familiaux ils nous invitaient à ne pas nous affliger du passé révolu, du déclin des idéaux paternalistes, de même en 1974 il suggère de ne pas contribuer à la dramatisation des médias (il répond à un journaliste) – « je ne suis pas, lui répond-t-il, parmi les alarmistes ni parmi les angoissés »[viii]
Le jouir et le temps
Pour fermer
ce dossier des références connexes, je pourrais encore citer rapidement Marc
Augé qui déjà en 1992 parlait de surmodernité pour qualifier notre époque selon
trois caractéristiques essentielles : la surabondance événementielle, que
les historiens peinent à interpréter, la surabondance spatiale qui vise
l’expansion des possibilités de mobilité tout autant que la présence
d’information provenant du monde entier via la télévision et enfin l’individualisation des références dont
Wikipédia est un paradigme permettant à chacun d’interpréter par lui-même des
informations qu’il peut collecter largement plutôt que de se reposer sur un
sens défini au niveau d’un groupe[ix].
L’hypermodernité marque donc l’époque du sceau du « plus-de-jouir » hors temps. Vous savez combien le temps de la science reste une énigme pour les scientifiques eux-mêmes, qu’il n’y a aucune unité théorique du temps. Entre les temps de la physique classique, de la thermodynamique, de la cosmologie et de la physique quantique, aucun étalon ne peut être posé. Je cite Etienne Klein, physicien français, qui écrit que « le visage du temps […] reste celui d’un sphinx, (que) son essence demeure fantomatique, indécise et plutôt disparate »[x].
On peut se demander si le temps subjectif – qui est le temps du symptôme – ne rejoint-il pas, plus encore, la relativité du temps dans les sciences, notamment par l’introduction des technologies de la communication qui se proposent de plus en plus comme prothétique au corps humain, implémentées dans la chair ou comme organes complémentaires. Le téléphone permettait déjà la téléportation de la voix, le fax nous offrait la simultanéité de l’écrit, l’internet ouvre la bibliothèque des savoirs et des images comme télé-réalité permanente et globale. Ce qui fait « crise-crise-crise » c’est donc bien la dissolution de la routine comme le soulignait Gil Caroz, liée à une distorsion de l’espace-temps introduit par les objets de la science.
Du gadget de « l’homme augmenté » au symptôme
L’hypermodernité marque donc l’époque du sceau du « plus-de-jouir » hors temps. Vous savez combien le temps de la science reste une énigme pour les scientifiques eux-mêmes, qu’il n’y a aucune unité théorique du temps. Entre les temps de la physique classique, de la thermodynamique, de la cosmologie et de la physique quantique, aucun étalon ne peut être posé. Je cite Etienne Klein, physicien français, qui écrit que « le visage du temps […] reste celui d’un sphinx, (que) son essence demeure fantomatique, indécise et plutôt disparate »[x].
On peut se demander si le temps subjectif – qui est le temps du symptôme – ne rejoint-il pas, plus encore, la relativité du temps dans les sciences, notamment par l’introduction des technologies de la communication qui se proposent de plus en plus comme prothétique au corps humain, implémentées dans la chair ou comme organes complémentaires. Le téléphone permettait déjà la téléportation de la voix, le fax nous offrait la simultanéité de l’écrit, l’internet ouvre la bibliothèque des savoirs et des images comme télé-réalité permanente et globale. Ce qui fait « crise-crise-crise » c’est donc bien la dissolution de la routine comme le soulignait Gil Caroz, liée à une distorsion de l’espace-temps introduit par les objets de la science.
Du gadget de « l’homme augmenté » au symptôme
Nous
retiendrons de ces travaux que l’époque dite hypermoderne transforme l’espace
et le temps de façon profonde, donnant à voir un monde immédiat et omniprésent
par une fenêtre démultipliée : télévision, smartphone, tablette, console...
Derrière ces écrans mettons en avant leur valeur, non plus de gadgets comme
s’exprimait Lacan en 69, mais d’objet hors corps, c’est-à-dire relié au corps,
complément aujourd’hui indispensable pour la vie courante, premiers organes
complémentaires de l’homme augmenté de demain. Ces objets prennent ainsi valeur
d’objet plus-de-jouir, et ils intéressent la psychanalyse par la façon dont ils
feront finalement symptômes. Car ce qu’il y a de symptomatique dans cette
profusion d’objets c’est avant tout que nous en devenons esclave, c’est-à-dire
que nous en jouissons… encore.
Le collectif, matériau du parlêtre
Le collectif, matériau du parlêtre
Ce beau
titre « moments de crise » implique un lien profond entre ce que j’ai
appelé « les symptômes de crise », par exemple l’angoisse des savants
ou la dépression de nos contemporains, et « la crise du symptôme ».
Autrement dit comment le symptôme analytique, en tant que crise de la sphère
intime et comme manifestation de l’inconscient, est-il impacté par la crise
dans le monde, dans le collectif, la crise dans la sphère politique que j’ai développée
dans la première partie. Dire « impacté » impliquerait un simple
lien de cause à effet du collectif vers l’individuel. Mais peut-être que le
symptôme analytique est constitué de ce matériau même qu’est le
collectif ? Dans le thème de la NLS, il y a un lien plus serré qu’il n’y
paraît entre collectif et individuel, entre le champ politique et le champ inconscient.
C’est une question que Jacques-Alain Miller a déployée dans plusieurs
interventions[xi]
autour de la fondation de l’Ecole de psychanalyse italienne au début des années
2000, c’est-à-dire à l’entrée dans le XXIè siècle. Miller va soutenir que pour
Lacan ce n’est pas la politique qui se réduirait à l’inconscient mais que ce
que nous appelons l’inconscient c’est la politique !
Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? La psychanalyse est dans la politique, l’inconscient c’est la politique, il n’est pas ailleurs, il n’est pas dans une extraterritorialité qui le tiendrait à l’abri des horizons incertains du monde ou dans une structuration immuable inscrite dans les astres.
Comme je le rappelais en introduction, Gil Caroz nous propose dans son argument d’interroger la fonction de la crise dans l’expérience analytique en confrontation avec l’hypermodernité. Il s’agit donc de rendre compte de ce lien étroit entre la politique, telle qu’elle se déploie dans « le monde », et la sphère privée, l’individuel, l’intime qu’accueille la psychanalyse. Pour faire ce lien je suis parti du commentaire que Jacques-Alain Miller a proposé à Milan en 2002 et qui a été publié sous le titre « D’Intuitions milanaises » en deux parties dans Mental 11 et 12, ainsi que d’une intervention qui précède celle de Milan et qui a été retenu comme « la théorie de Turin » énoncée en 2000. Ces deux interventions ont partie liée avec la formation d’un collectif analytique, ce qu’on appelle une Ecole. Jacques-Alain Miller cherche à préciser la nature du collectif à laquelle n’échappe pas l’Ecole et sa particularité en tant qu’Ecole de psychanalyse. Ce qui m’intéresse pour le propos d’aujourd’hui c’est de saisir en quoi, « le collectif n’est rien que le sujet de l’individuel »[xii] comme s’exprime Lacan dans les Ecrits et plus encore de saisir vers quoi nous mène la formule renversée de Lacan « je dirais même ‘l’inconscient c’est la politique’ ».
L’inconscient, discours du maître
Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? La psychanalyse est dans la politique, l’inconscient c’est la politique, il n’est pas ailleurs, il n’est pas dans une extraterritorialité qui le tiendrait à l’abri des horizons incertains du monde ou dans une structuration immuable inscrite dans les astres.
Comme je le rappelais en introduction, Gil Caroz nous propose dans son argument d’interroger la fonction de la crise dans l’expérience analytique en confrontation avec l’hypermodernité. Il s’agit donc de rendre compte de ce lien étroit entre la politique, telle qu’elle se déploie dans « le monde », et la sphère privée, l’individuel, l’intime qu’accueille la psychanalyse. Pour faire ce lien je suis parti du commentaire que Jacques-Alain Miller a proposé à Milan en 2002 et qui a été publié sous le titre « D’Intuitions milanaises » en deux parties dans Mental 11 et 12, ainsi que d’une intervention qui précède celle de Milan et qui a été retenu comme « la théorie de Turin » énoncée en 2000. Ces deux interventions ont partie liée avec la formation d’un collectif analytique, ce qu’on appelle une Ecole. Jacques-Alain Miller cherche à préciser la nature du collectif à laquelle n’échappe pas l’Ecole et sa particularité en tant qu’Ecole de psychanalyse. Ce qui m’intéresse pour le propos d’aujourd’hui c’est de saisir en quoi, « le collectif n’est rien que le sujet de l’individuel »[xii] comme s’exprime Lacan dans les Ecrits et plus encore de saisir vers quoi nous mène la formule renversée de Lacan « je dirais même ‘l’inconscient c’est la politique’ ».
L’inconscient, discours du maître
Il commente
cette phrase de Lacan dans la logique du fantasme : « Je ne dis pas
la politique c’est l’inconscient mais l’inconscient c’est la politique ». La
première partie de la phrase est finalement très freudienne. C’est ce que Freud
développe dans sa Massenpsychologie
et que le premier Lacan prolonge en
disant que l’inconscient c’est le discours du maître. Il y a un signifiant maître, un point d’Idéal
structuré dans le champ social, disons l’instance paternelle, qui permet
l’identification imaginaire entre les semblables et qui par cet effet de colle
identificatoire font masse en faveur de la loi du père, de ce que Freud nomme
Idéal du moi. Le collectif est ici constitué d’une multiplicité d’individus qui
se choisissent un même objet comme Idéal du moi. Les concepts de référence de cette
thèse selon laquelle la politique peut se saisir à partir des liens
inconscients qui constituent le groupe, donc de dire « la politique c’est
l’inconscient », ce sont l’identification, la répression, la censure et le
refoulement.
L’inconscient discours de l’Autre qui n’existe pas
L’inconscient discours de l’Autre qui n’existe pas
Mettons en
regard de cette thèse que, dans l’époque qui dévoile l’inexistence de l’Autre,
la crise devient l’état permanent de cette époque – c’est ce qui permet de la
qualifier « d’hyper-», de « plus-de ». Ainsi se révèle que
l’inconscient comme discours de l’Autre, s’appuie sur S de grand A barré et c’est
par là que l’inconscient c’est la politique. L’inconscient est constitué par
l’expérience inconsciente d’un groupe. La politique est, en ce sens, non plus
un S1 « unien », mais le lieu d’une fracture de la vérité (Marcel
Gauchet, cité par J.-A. Miller) et l’inconscient se révèle être cette autre
scène où le sujet fait l’expérience que la vérité n’est pas Une. On voit alors
que les totalitarismes ne sont qu’une tentative – certes terrible – de
restaurer le Un de la vérité, conformément à la théorie freudienne de la Massenpsychologie. Et à l’inverse la
démocratie implique un consentement à la division de la vérité. Ce pour quoi Gil
Caroz soulignait dans une contribution antérieure que la psychanalyse ne peut
se développer que dans les zones où le système politique est démocratique.
La concorde démocratique produit alors un retour du refoulé qui est cette douleur intime où le sujet fait l’expérience de la division de la vérité. Eh bien dans notre époque que je dirais « épileptique », au sens que la crise y est continue, risque de surgir à tout instant, nous vivons dans un espace social où, parce qu’il est globalisé, plus rien n’est à sa place. La notion même de place, fait remarquer J.-A. Miller, est problématique. On ne peut dire d’un livre qu’il manque à sa place que dans une bibliothèque bien rangée. Ici plus de bibliothèque mais plutôt une googelisation du monde où les recherches se font selon des algorithmes puissants qui dissolvent toute bibliothèque, aussi bien rangée soit-elle.
Nous dirons que le monde hypermoderne est sans pilote, sans opérateur, précisément parce que le vrai réel, celui de la science, celui auquel nous n’accédons qu’avec des petites lettres et des petites formules, est inimaginable. « Le propre du réel, c’est qu’on ne l’imagine pas » relève Lacan.[xiii] On passe donc de l’inconscient comme discours du maître, articulé à un S1 (ce que j’évoquais plus haut à partir de « la Troisième » comme « le je lié au savoir constitué de son insertion dans le discours où il est né »), à l’inconscient articulé à S de A barré (où se justifie le concept de lalangue comme reste, lieu où la jouissance fait dépôt d’être rejeté, chiffré par le langage).
Les crises, fluctuations des régimes de jouissance
La concorde démocratique produit alors un retour du refoulé qui est cette douleur intime où le sujet fait l’expérience de la division de la vérité. Eh bien dans notre époque que je dirais « épileptique », au sens que la crise y est continue, risque de surgir à tout instant, nous vivons dans un espace social où, parce qu’il est globalisé, plus rien n’est à sa place. La notion même de place, fait remarquer J.-A. Miller, est problématique. On ne peut dire d’un livre qu’il manque à sa place que dans une bibliothèque bien rangée. Ici plus de bibliothèque mais plutôt une googelisation du monde où les recherches se font selon des algorithmes puissants qui dissolvent toute bibliothèque, aussi bien rangée soit-elle.
Nous dirons que le monde hypermoderne est sans pilote, sans opérateur, précisément parce que le vrai réel, celui de la science, celui auquel nous n’accédons qu’avec des petites lettres et des petites formules, est inimaginable. « Le propre du réel, c’est qu’on ne l’imagine pas » relève Lacan.[xiii] On passe donc de l’inconscient comme discours du maître, articulé à un S1 (ce que j’évoquais plus haut à partir de « la Troisième » comme « le je lié au savoir constitué de son insertion dans le discours où il est né »), à l’inconscient articulé à S de A barré (où se justifie le concept de lalangue comme reste, lieu où la jouissance fait dépôt d’être rejeté, chiffré par le langage).
Les crises, fluctuations des régimes de jouissance
Miller
repère trois phases dans l’enseignement de Lacan qui formalise ce passage du
S1 à S de A barré comme constitutif de l’inconscient :
- D’abord la psychanalyse à l’époque disciplinaire, l’inconscient est repéré comme répétition signifiante et articulé autour de l’Œdipe, de la castration, du refoulement, du Nom-du-père. Le désir est fixé comme métonymie d’un manque.
- Ensuite Lacan pluralise les Noms-du-père, le refoulant n’est plus le père mais le langage lui-même. Le désir se déplace vers le concept de jouissance et l’accent est mis sur l’objet petit a qui comble le manque.
- Et enfin une phase ultime où la jouissance n’a pas de contraire, le langage lui-même est jouissance et non plus opérateur de refoulement. C’est là qu’il doit inventer le concept de lalangue comme « le dépôt, l’alluvion, la pétrification qui s’en marque du maniement par un groupe de son expérience inconsciente »[xiv].
Dès lors si je puis dire, on n’y échappe plus, on est aux prises avec ce noyau de jouissance. C’est en tout cas ce que vise une analyse, de réduire le symptôme, produit du réel, à son trognon, le réduire à ce que Lacan a nommé sinthome. Tout devient alors affaire d’arrangement, de régime de jouissance, de passage d’un régime à l’autre. C’est dans ces fluctuations que je situerai la notion de crise, telle que Gil Caroz nous propose de la traiter et non pas dans la dramatisation du spectacle du monde.
La crise dans la psychanalyse est le nom de ce passage d’un régime de jouissance à l’autre. Il y a à trouver de nouveaux arrangements : les familles se composent et se recomposent, la théorie du genre complexifie la différenciation sexuelle et autorisent de nouveaux discours, les travailleurs eux-mêmes sont appelés à une flexibilité maximale, on change plusieurs fois de métiers sur une vie etc. Chaque fois c’est un moment de crise qui appelle la nécessité d’un remaniement, mais dont le point fixe est le sinthome qui est notre « répondant parasexué » faute d’un répondant sexuel[xv].
Ne pas reculer devant la crise
- D’abord la psychanalyse à l’époque disciplinaire, l’inconscient est repéré comme répétition signifiante et articulé autour de l’Œdipe, de la castration, du refoulement, du Nom-du-père. Le désir est fixé comme métonymie d’un manque.
- Ensuite Lacan pluralise les Noms-du-père, le refoulant n’est plus le père mais le langage lui-même. Le désir se déplace vers le concept de jouissance et l’accent est mis sur l’objet petit a qui comble le manque.
- Et enfin une phase ultime où la jouissance n’a pas de contraire, le langage lui-même est jouissance et non plus opérateur de refoulement. C’est là qu’il doit inventer le concept de lalangue comme « le dépôt, l’alluvion, la pétrification qui s’en marque du maniement par un groupe de son expérience inconsciente »[xiv].
Dès lors si je puis dire, on n’y échappe plus, on est aux prises avec ce noyau de jouissance. C’est en tout cas ce que vise une analyse, de réduire le symptôme, produit du réel, à son trognon, le réduire à ce que Lacan a nommé sinthome. Tout devient alors affaire d’arrangement, de régime de jouissance, de passage d’un régime à l’autre. C’est dans ces fluctuations que je situerai la notion de crise, telle que Gil Caroz nous propose de la traiter et non pas dans la dramatisation du spectacle du monde.
La crise dans la psychanalyse est le nom de ce passage d’un régime de jouissance à l’autre. Il y a à trouver de nouveaux arrangements : les familles se composent et se recomposent, la théorie du genre complexifie la différenciation sexuelle et autorisent de nouveaux discours, les travailleurs eux-mêmes sont appelés à une flexibilité maximale, on change plusieurs fois de métiers sur une vie etc. Chaque fois c’est un moment de crise qui appelle la nécessité d’un remaniement, mais dont le point fixe est le sinthome qui est notre « répondant parasexué » faute d’un répondant sexuel[xv].
Ne pas reculer devant la crise
D’abord La
psychanalyse fait face à ces moments de crise en permettant leur élaboration, ensuite
elle permet par l’appui transférentiel la mise à l’épreuve des assurances subjectives
prisent jusque-là sur le réel. Et enfin elle
cherche un arrangement plus satisfaisant des solutions symptomatiques. L’aperçu pris sur le réel permet d’envisager
la crise sous un autre angle, non pas de l’éviter mais de la prendre pour ce
qu’elle est : un indice du réel que l’analysant commence à bien connaître
et parfois à apprivoiser. Dire que la psychanalyse est amie de la crise c’est
aussi une façon de faire valoir qu’il n’y a pas à reculer devant la crise. L’entrée en analyse n’est-elle pas toujours un
« moment de crise », et si ce n’est pas le cas ne faut-il pas dans
certains cas la provoquer ?
Avec ce thème des « Moments de crise » on saisit à quel point les concepts de Lacan sont robustes et vont nous permettre de traiter de ce thème de façon éclairée. Yves Vanderveken suggérait d’ailleurs le Séminaire des quatre concepts comme point d’appui, j’ajouterai notamment la structure du pas-tout comme appui conceptuel que J-A Miller reprend dans la partie 2 des « Intuitions milanaises ».
J’aurais aimé vous parler aussi de « la Troisième » de façon plus détaillée à partir de la conclusion de ce que je vous ai apporté aujourd’hui et qui met en valeur la dimension du pas-tout et du continu qui rompt avec la discontinuité des structures cliniques classiques. La conséquence qu’en tire J-A Miller c’est que le symptôme devient l’unité élémentaire de la clinique en lieu et place de ce qu’étaient les classes de symptômes, c’est-à-dire les structures cliniques. Le sinthome dans sa nouvelle écriture est, dit-il, la version lacanienne de la fragmentation des entités clinique du DSM. Dans « Choses de finesse » il disait du sinthome que c’était un concept effaceur de frontière (leçon du 10.12.2008).
A partir de là on pourrait travailler autour de ce que Lacan déclare dans « la Troisième » que la psychanalyse dépend de l’avenir du Réel. La science dit-il produit les gadgets qui transforment le réel. Mais ajoute-t-il, nous ne deviendrons pas purement et simplement animés par les gadgets, ils deviendront eux-mêmes des symptômes.
Notes:
Avec ce thème des « Moments de crise » on saisit à quel point les concepts de Lacan sont robustes et vont nous permettre de traiter de ce thème de façon éclairée. Yves Vanderveken suggérait d’ailleurs le Séminaire des quatre concepts comme point d’appui, j’ajouterai notamment la structure du pas-tout comme appui conceptuel que J-A Miller reprend dans la partie 2 des « Intuitions milanaises ».
J’aurais aimé vous parler aussi de « la Troisième » de façon plus détaillée à partir de la conclusion de ce que je vous ai apporté aujourd’hui et qui met en valeur la dimension du pas-tout et du continu qui rompt avec la discontinuité des structures cliniques classiques. La conséquence qu’en tire J-A Miller c’est que le symptôme devient l’unité élémentaire de la clinique en lieu et place de ce qu’étaient les classes de symptômes, c’est-à-dire les structures cliniques. Le sinthome dans sa nouvelle écriture est, dit-il, la version lacanienne de la fragmentation des entités clinique du DSM. Dans « Choses de finesse » il disait du sinthome que c’était un concept effaceur de frontière (leçon du 10.12.2008).
A partir de là on pourrait travailler autour de ce que Lacan déclare dans « la Troisième » que la psychanalyse dépend de l’avenir du Réel. La science dit-il produit les gadgets qui transforment le réel. Mais ajoute-t-il, nous ne deviendrons pas purement et simplement animés par les gadgets, ils deviendront eux-mêmes des symptômes.
Notes:
[i] Intervention au Kring voor
psychoanalyse van de NLS le 4/10/2014. Je remercie Geert Hoornaert pour sa
relecture attentive.
[ii] Bloch et Wartburg, dictionnaire étymologique
[iii] Aubert Nicole, « Le culte de l’urgence. La
société malade du temps », coll. Champs essais, 2009.
[iv] Voir pour une lecture dans l’urgence le blog de
Gaël Picut sur en-aperte.com à propos du livre de Nicole Aubert.
[v] Lacan Jacques, « La troisième »
(1974), La Cause freudienne, 79, p.
12
[vi] Lacan Jacques, Le triomphe de la religion (29
oct. 1974), p. 87, coll. Champ freudien, Seuil, 2005.
[vii] Lacan Jacques, op. cit. p. 93
[viii] Lacan, op. cit. p. 95
[ix] Augé Marc, « Non-Lieux. Introduction à une
anthropologie de la surmodernité », Seuil, 1992.
[x] Klein Etienne, Le temps, Coll. Domino,
Flammarion, 1995, p. 68.
[xi] Miller Jacques-Alain, « Intuitions
Milanaises 1 », Mental, 11, 2002. « Intuitions Milanaises 2 »,
Mental 12.« Théorie de Turin sur le sujet de l’Ecole » (2000), La Cause freudienne, 74,
2002, p. 133.
[xii] Lacan Jacques, « Le temps logique ou
l’assertion de certitude anticipée », Ecrits,
Paris, Seuil, 1966, p. 213, note 2. Cité par J-A Miller dans sa « Théorie
de Turin sur le sujet de l’Ecole » (2000), La Cause freudienne, 74, 2002, p. 133.
[xiii] Lacan Jacques,
« Le triomphe de la religion », op. cit.P. 92
[xiv] Lacan Jacques, « La troisième », op.
cit., p. 20
[xv] Lacan Jacques, « La troisième », op.
cit., p. 32
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