28 de maio de 2015

LACAN QUOTIDIEN. Réponse a Rancière, par Jacques-Alain Miller


Cher Rancière,

Je viens de lire dans L’Obs les propos que tu as tenus à Éric Aeschimann, et je ne sais pas si nous vivons dans le même pays, que dis-je ? sur la même planète, quand je te vois dire en ouverture de cet entretien : « Tout le monde, bien sûr, est d’accord pour condamner les attentats de janvier ».

Contre-vérité si flagrante qu’elle décourage la polémique. Je ne dis rien. Tu as le champ libre pour expliquer à ta guise ce qu’il faut comprendre de cette phrase. Quel est donc ce « tout le monde, bien sûr » ? Tu nous le présenteras, je serai enchanté de faire sa connaissance, c’est un « tout le monde » de bonne compagnie, même s’il laisse bon nombre de personnes hors de lui. À y réfléchir, je crois que tu as voulu dire que tu n’étais pas du côté des assassins, et si tu l’as dit maladroitement, c’est que tu n’es pas davantage du côté de ceux qu’ils assassinent.

Ce « tout le monde » qui n’est pas tout le monde fait, si l’on y songe, le problème, de l’universel. Tu déplores que l’universalisme ait été « confisqué et manipulé », « transformé en signe distinctif d’un groupe ». Mais le ver est dans le fruit, je veux dire dans le concept même. Les universalistes ne sont pas si sots qu’ils ignorent qu’ils ne sont pas tout le monde. S’il y a des universalistes, c’est qu’il y a des particularistes, sans compter les singularités. Il s’ensuit que l’universalisme n’est jamais rien que le « signe distinctif d’un groupe ». Et les particularistes, de leur côté, sont fondés à tenir l’universalisme pour le particularisme des universalistes.

Ce n’est pas déraisonnable. Ceux qui pensent que «les grandes valeurs universalistes», comme tu les appelles, ne sont que les instruments new look de l’impérialisme occidental, sont légion. Ils sont la majorité à l’Assemblée générale des Nations Unies. Là-dessus, Poutine et ses philosophes slavophiles, les maîtres de la Chine, de l’Arabie saoudite, de l’Iran, le nouveau Califat islamique, sans oublier le défunt Lee Kuan Yew, inventeur de Singapour, et les frères Castro, tous sont d’accord.

Tu dis pareil concernant la France. C’est à savoir que les grands principes universalistes y sont désormais instrumentés par une volonté de domination qui s’emploie à tourmenter « une communauté précise ». Du coup, tu renies un universalisme qui ne véhicule plus que xénophobie et racisme. Là, je dis stop.

Distinguons le plan international et le plan national. Pour ce qui est du concert des nations, il n’est pas absurde de penser que mieux vaut admettre que l’universalisme est un particularisme, le nôtre, plutôt que de vouloir mordicus le faire universel. Car, dans ce cas, force est de rappeler d’entre les morts l’Universel botté, celui qu’incarna jadis, sous l’égidedes Droits de l’Homme, le fameux « mangeur d’hommes », l’Empereur des Français. Mais en France, au nom de quoi veux-tu maintenant obtenir des indigènes qu’ils soumettent leur particularisme, qui est universaliste, au particularisme de la « communauté précise » ?

Quand Aeschimann t’interroge sur le port du voile et l’émancipation féminine, tu lui réponds : « Le statut des femmes dans le monde musulman est sûrement problématique, mais c’est d’abord aux intéressées de dégager ce qui est pour elles oppressif. Et, en général, c’est aux gens qui subissent l’oppression de lutter contre la soumission. On ne libère pas les gens par substitution. »

Ta dernière phrase résume bien l’objection de Robespierre à Brisset, quand celui-ci appelait la France révolutionnaire à une « croisade de la liberté universelle » : « La plus extravagante idée qui puisse naître dans la tête d'un politique est de croire qu'il suffise à un peuple d'entrer à main armée chez un peuple étranger pour lui faire adopter ses lois et sa constitution. Personne n'aime les missionnaires armés ; et le premier conseil que donnent la nature et la prudence, c'est de les repousser comme des ennemis » (Discours au club des Jacobins, le 2 janvier 1792).

Mais l’argument ne répond pas à la question posée. Il ne s’agit pas de guerres étrangères. Aeschimann ne te parle pas de libérer les Afghanes ou les Saoudiennes, il te questionne sur l’émancipation des Françaises voilées. Se défausser sur les mœurs du « monde musulman » quand on t’interroge sur le sort de nos compatriotes, et renvoyer celles-ci à leur responsabilité, ça ne le fait pas. C’est noyer le poisson et jouer les Ponce-Pilate. Leur assujettissement éventuel n’est pas seulement leur affaire, ni même celle de la « communauté précise », il concerne la communauté nationale dans son ensemble.

Je ne te vois pas mieux inspiré quand tu estimes que la liberté d’expression n’était nullement en cause dans le massacre de la rédaction de Charlie, et qu’on ne s’est polarisé là- dessus que pour « disqualifier une partie de la population ». Tu vois dans la liberté d’expression « un principe qui régit les rapports entre les individus et l’État ».

Non, Rancière. Pourquoi la tuerie du 7 janvier a-t-elle suscité une émotion incomparable avec celle qu’avaient soulevée les attentats des gares madrilènes en 2004, avec leurs 200 morts et 1400 blessés ? C’est que soudain une volonté se rendait présente au cœur de Paris, qui annonçait à l’humanité dans son ensemble que, sous peine de mort, nulle part au monde certaines choses ne devaient être dites ni représentées. Cette exigence exorbitante du droit des gens témoignait du désir fou d’une soumission universelle. La tuerie a suscité les réactions les plus diverses : terreur, révolte, résistance, mais aussi compréhension, adhésion et admiration.

En fait, tout était déjà là en germe depuis le 14 février 1989, dans la fameuse fatwa de l’ayatollah Khomeini. Souviens-toi qu’elle invitait tous les musulmans, l’universel des croyants, à exécuter sans phrase Salman Rushdie, ses éditeurs, et toute personne ayant connaissance du livre des Versets sataniques. Le maître de l’Iran démontra ainsi qu’il pouvait ouvertement, impunément, condamner à mort pour délit de blasphème les ressortissants de plusieurs États étrangers vivant sur le sol de ceux-ci. Diras-tu que la liberté d’expression, là non plus, n’était pas en cause parce que la situation sortait du cadre de ta docte définition ?

Un curieux entrecroisement. Une jolie ruse. À mesure que l’Occident était forcé d’admettre de mauvais gré que son universalisme n’était qu’un particularisme, le particularisme musulman se révélait être un universalisme. L’Universel botté est de retour parmi nous. La tentative des néo-conservateurs américains ayant échoué, c’est au tour de l’Universel musulman de monter sur la scène de l’Histoire, et de jouer « l’âme du monde ».Lui aussi échouera. D’une part, il est divisé, dévoré de l’intérieur par le schisme qui dresse sunnites et chiites les uns contre les autres. D’autre part, les démocraties ont une résilience qu’à les voir dévirilisées, corrompues et chaotiques, les totalitarismes méconnaissent. Tu sembles pour ta part méconnaître la dimension transnationale des difficultés françaises.

Il y a un universalisme juif, puisque les sept lois noachiques valent pour chacun, mais c’est un universalisme sans prosélytisme, dont le noyau est le particularisme revendiqué du peuple élu. Il fut un temps où l’universalisme chrétien était jeune, tonique, et parfois sanguinaire : il se satisfait aujourd’hui des palabres de l’œcuménisme. L’universalisme communiste ne survit qu’à l’état de souvenir et d’espérance. Restent en concurrence l’universalisme capitaliste et l’universalisme musulman.

Le récent accord nucléaire avec l’Iran montre qu’Obama fait fond sur le soft power pour subvertir de l’intérieur l’austère République islamique. Sans doute espère-t-il que le jour où l’on fera la queue à Téhéran pour acquérir le dernier iPhone, Apple Akbar ! ne sera pas loin de se substituer à l’antique takbir. L’accueil enthousiaste réservé au même accord par les plus allumés des révolutionnaires iraniens montre qu’ils n’en croient rien. Lutte titanesque : qui l’emportera, du gadget ou de l’Un ? de l’objet ou du signifiant-maître ? En résultera-t-il un mariage de la production intensive et de l’identification nationaliste, à la chinoise ?

Le particularisme russe prétend jouer dans la cour des grands universalismes contemporains. Sa ressource est de faire revivre la théorie eschatologique de « Moscou troisième Rome ». On observe tous les jours comme il attire dans son orbite les extrêmes droites européennes. Son Internationale ira-t-elle beaucoup au-delà ?

Quant au particularisme français, il n’a plus les ambitions que Maurras avait inspirées à De Gaulle : celles de faire de la vieille nation le chef de file des petites et moyennes puissances résistant aux Empires. Elles se bornent à maintenir son « modèle », qui n’est plus modèle pour personne. Tes sarcasmes contre la laïcité à la française, et il n’en est pas d’autre, je les lis toutes les semaines dans le New York Times, dans The Economist, dans le Wall Street Journal, dans le Financial Times. Français, disent-ils tous, encore un effort si vous voulez être capitalistes: soyez multiculturels, liquidez votre Leitkultur (culture dominante), laissez passer librement les personnes et les biens, et puis, que chacun jouisse en paix de ses amours, de sa vêture, de sa nourriture.

Jolie ruse, là encore, qui voit les défenseurs, dont tu es, des plus exploités des exploités, travailler pour le roi de Prusse.
Tu fais du Parti socialiste le fossoyeur de la gauche. C’est méconnaître la part prise par le Parti communiste dans la mise au tombeau de l’Homme-de-Gauche. À la grande époque, sous Thorez, le PCF, moscoutaire jusqu’à l’os, réussissait à apparaître comme un parti national, voire nationaliste. Autre ruse : laissé à lui-même, loin de s’enraciner dans la nation, il en perdit le sens.

Toi-même ne veux voir dans l’attention portée au facteur national que « droitisation galopante ». Tu espères des « mouvements démocratiques de masse », sortis d’on ne sait zou. Des quarante dernières années, tu ne retiens que « désastres économiques » et « chaos géopolitique ». Et tu es l’un des penseurs les plus distingués de la gauche de la gauche.

La messe est dite. Les prolétaires sont au Front national. La gauche de la gauche se ratatine. La gauche glisse au centre. L’offre à droite, de Sarkozy à Juppé, est la plus ample. C’est la nouvelle donne.

Avec mon meilleur souvenir. JAM 

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La réponse de Jacques Rancière 

J’ai trouvé hier soir cette réponse de Jacques Rancière à ma lettre ouverte du 7 avril. Il me laisse libre de la considérer comme privée ou « comme réponse publique à (ma) lettre publique ». La voici donc. Je ferai mon profit de ses remarques et objections, dont je le remercie. — JAM, le 10 avril 2015

Cher Jacques-Alain Miller,


Tu te demandes si nous vivons dans le même pays. Je me demande, pour ma part, si nous parlons du même texte.

Tu te dis curieux de connaître le « tout le monde » dont je dis qu’il est d’accord pour condamner la boucherie du 7 janvier. Je pense que tu le fréquentes tous les jours. Ma phrase se référait au large consensus des opinions publiquement exprimées en France après l’attentat. Il y a, bien sûr, les voix rapportées, les récits sur ces jeunes collégiens qui trouvaient qu’ils l’avaient bien mérité. Mais justement ces voix étaient rapportées comme des voix d’un autre monde. Ma phrase se référait au consensus des voix dans le monde où j’étais convié à parler, qui est aussi celui où tu parles. Elle indiquait que je n’entendais pas me distinguer de ce consensus et que c’est d’autre chose que je parlerais. Parlons donc du fond des choses.

Tu m’accuses de renier l’universalisme sous prétexte qu’il ne véhiculerait plus aujourd’hui que xénophobie et racisme. Et tu m’assimiles généreusement à tous les dictateurs pour qui les « grandes valeurs universalistes » ne sont que les instruments new look de l’impérialisme occidental. Pour ma part je n’ai jamais cessé, depuis La Leçon d’Althusser, de m’opposer à ceux pour qui l’universalisme, les droits de l’homme, les libertés formelles, l’humanisme ou la démocratie n’étaient que le masque de l’exploitation ou de la domination. Je n’ai pas changé et ne changerai pas là-dessus. Et c’est bien pourquoi je m’inquiète de voir que depuis une ou deux décades s’est développé un discours « universaliste » qui semble fait exprès pour donner raison aux dictateurs en question et à tous ceux qui partagent leur avis. Bien sûr l’universalisme est toujours celui d’un groupe humain déterminé. Cela ne le soustrait pas à l’obligation d’être en accord avec ses propres principes. Quand l’universalisme est appliqué en sens unique, quand il se trouve assimilé à un système de règles et de contraintes – voire de brimades – qui ne peuvent concerner qu’une partie déterminée de la totalité qu’il est censé réguler, quand il est brandi avec arrogance comme marque de distinction entre un « nous » et un « eux », il ne peut que renforcer et radicaliser chez ceux qui se trouvent, de fait, visés le sentiment qu’il est un mensonge fait seulement pour les opprimer. Je défends donc l’universalisme contre ceux qui le ruinent par le fait.Je ne me défausse pas concernant les filles voilées en France. Ma proposition selon laquelle c’est aux intéressées de savoir ce qui est pour elles oppressif et qu’on ne libère pas les gens par substitution concerne d’abord la question du voile en France. Sur le premier point, nous avons jadis appris que ce qui nous paraissait le plus oppressif dans l’exploitation du travail n’était pas forcément ce dont les intéressés souffraient le plus fortement. Il en va de même dans le cas de la condition des filles et femmes musulmanes ici et nous savons qu’il y a chez elles une multiplicité de façons d’interpréter le port du voile – jusqu’à celui de la provocation. C’est pourquoi je crois que la « communauté nationale » a des choses plus importantes à traiter et que la manière dont l’affaire a été « nationalisée » a largement renforcé les crispations identitaires qu’elle prétendait combattre.

Concernant la liberté d’expression, je maintiens que sa définition stricte concerne le rapport entre l’État et ceux qui expriment leur opinion. Tu m’opposes la réaction contre une volonté annonçant « à l’humanité dans son ensemble que, sous peine de mort, nulle part au monde certaines choses ne devaient être dites ni représentées ». On peut discuter sur la portée universelle que les frères Kouachi donnaient à leur acte. Mais je maintiens que le problème posé par cette volonté ne peut pas être renfermé dans le cadre de la « liberté d’expression » ou de la « liberté de la presse ». Au lendemain du 7 janvier un certain Jacques- Alain Miller écrivait que « Nulle part, jamais, depuis qu’il y a des hommes, il n’a été licite de tout dire ». Par quoi, je pense, il n’entendait pas justifier le crime mais rappeler que la question de ce qui se dit et ne se dit pas ainsi que la question des effets d’une parole excédaient toute définition légale de la liberté d’expression. Il y a toujours eu, il y aura toujours des gens prêts à tuer pour une parole qui leur déplaît. Le problème est de savoir, comment, au sein d’une communauté déterminée, en l’occurrence la communauté française ou la communauté de ceux qui vivent en France, on fera en sorte que ceux-là ne se multiplient pas et que leurs actes ne suscitent pas l’admiration et l’adhésion d’une part plus large de la population. Et pour cela la simple affirmation qu’il y a un droit de tout dire qui est indissolublement lié à l’identité française est non seulement insuffisante mais contre- productive, parce qu’il est connu que le directeur de Charlie Hebdo avait lui-même décrété qu’on n’avait pas, sous peine d’être licencié, le droit de tout dire dans son journal. Il y faut un peu plus, la capacité d’avancer un peu dans la compréhension des raisons des uns et des autres, de voir ce sur quoi il peut et ne pas y avoir accord, ce sur quoi on peut ou ne peut pas transiger pour que ceux qui ont à vivre ensemble le fassent selon des modalités qui ne soient pas celles du meurtre ni celles du mépris. Il y a aussi la responsabilité de chacun quant à ce qu’il lui semble juste de dire ou de ne pas dire et quant à la façon dont sa parole est appelée à être entendue. Ceux qui hurlent au multiculturalisme dès qu’on évoque ces choses ne font certainement pas de bien.

Tu parles enfin de mes sarcasmes quant à la laïcité à la française et tu me mets là- dessus au diapason non des dictateurs post-communistes ou islamistes mais de la presse anglo-saxonne bien-pensante. Ce que j’ai dit sur la laïcité se résume en ceci : on a inventé depuis quelques années une « laïcité » qui n’a plus rien à voir avec celle qui a existé pendant plus d’un siècle en France. Cette dernière concernait l’Etat et ses institutions, à commencer par l’institution scolaire. Et le combat des militants de la laïcité était un combat pour que les fonds publics soient réservés à l’Ecole publique. On a récemment inventé une laïcité qui n’était plus une obligation de l’Etat mais une obligation des individus. On l’a inventée comme une obligation universelle qui se trouvait concerner un objet bien particulier – une pièce de vêtement transformée en message de propagande religieuse – et une catégorie bien déterminée, celle des jeunes filles de religion musulmane. Si tu veux critiquer ce que je dissur la laïcité, il faut prouver que cette transformation radicale de la notion n’a pas eu lieu ou qu’elle est un bien. Mais c’est ce que tu ne fais pas.

Pour le reste, tu m’objectes que le Parti socialiste n’est pas seul à avoir tué la gauche et que le Parti communiste y a sa part. Mon propos n’était pas de répartir les bons ou les mauvais points. C’est simplement un fait que le Parti Communiste, malgré tout ce qu’il a fait en quelques décennies, n’a jamais réussi à tuer la gauche et que le Parti socialiste a, lui, réussi à l’absorber et à la tuer. Par ailleurs, comme tu ne définis aucun espace politique dans lequel tu te situerais, il n’y a pas lieu de s’attarder sur les rêves d’avenir dont tu me juges la victime naïve.

Bien cordialement, Jacques Rancière

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